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Turquie, UE : coûts et fantaisie

dimanche 31 octobre 2010, par Marillac

Tel le titan Chronos qui dévore ses propres enfants, le démon Ekonomos a toujours avalé ses propres contradictions. Il s’en nourrit, en produit de la valeur. Il ne sait pas faire autrement que répondre au défi de ce qui le menace essentiellement en l’internalisant. Et ce démon pourrait aller loin, avaler, glouton qu’il est, cette idée de « la Turquie dans l’UE ». Petit essai de politique fiction…

Le sujet est à la mode en cette année mondiale de la biodiversité. Deux ans après le rapport Stern, consacré aux risques du réchauffement climatique, voici le rapport TEEB (The Economics of Ecosystems and Biodiversity), sur l’évaluation comptable des services rendus par la Terre à l’humanité. Sur l’évaluation comptable des coûts que ne sauraient manquer d’engender l’affaiblissement voire la disparition de ces biens si communs qu’ils en devenaient invisibles : l’air pur, l’eau potable, la couche d’ozone, la chlorophylle de nos forêts, les capacités d’adaptation d’écosystèmes non dégradés…

Un bien commun est invisible : sans valeur d’échange, il échappe à la sphère de l’ordre marchand. Il ne devient visible que lorsqu’une évolution significative de sa disponibilité vient marquer l’ordre marchand, lorsqu’il engendre un coût qui pèse sur la valeur d’échange des autres biens. Il ne devient visible que lorsque l’homo oeconomicus rationnel est en mesure de le placer à l’ordre de ses besoins.
Internalisons donc les coûts de la perte de la qualité de l’air ou de la biodiversité pour que l’économie en tienne compte.

Mais pourquoi le système s’arrêterait-il là ? Dans un environnement politique de plus en plus marqué par la peur, le choc et la terreur, n’est-il pas de gisement de valeur dans la sécurité ? Donnons un prix à la sécurité et dégageons de toutes nouvelles parts de marché. Pourquoi dés lors s’arrêter à la sécurité intérieure, pourquoi ne pas parler de sécurité internationale, globale, de stratégie ? N’y a-t-il pas là, dans la marchandisation mécanique de ces services, à la fois un principe de base de l’économisme capitaliste comme de grandes perspectives d’avenir et de croissance pour une économie de plus en plus « dématérialisée » ?

Et là comment dès lors, ne pas penser à l’idée selon laquelle l’invisible valeur de l’adhésion turque à l’UE pourrait parvenir à la visibilité à mesure que la perspective politique en deviendrait impossible ?
En effet, l’Europe a-t-elle bien conscience des bienfaits pour l’Europe, de la Turquie actuelle, une puissance économique dynamique et émergente, un pays arrimé et allié à l’Occident depuis plus de 50 ans, un Etat à la diplomatie active, une population jeune et créative ? Ne peut-on pas parler de bien commun européen pour la sécurité, la stabilité, voire la prospérité ? Un bien à la valeur invisible que seuls les poètes peuvent louer et les autres dédaigner, en cela qu’il ne valorise en rien l’égoïsme de tout un chacun ?

On peut toujours jeter sa machine à laver usagée dans la rivière, puisque l’eau du robinet coule toujours aussi claire ! On peut bien renvoyer la Turquie à ses horreurs orientales - le terrorisme, le voile, l’islamisme et la torture - ça ne coûte rien et électoralement parlant, c’est le court-circuit le plus facile vers l’alliance de toutes les droites !

La caricature est tentante : le système érode la valeur non marchande du bien commun avant que
- celui-ci ne produise ses propres coûts (externalités) à internaliser dans la machine (évaluation des coûts) ou que
- celui-là ne se décide à le marchandiser (détermination des prix), voire à le produire totalement (création de valeur). Voyons ces deux étapes successivement.

Oui, c’est indéniable, Nicolas Sarkozy est bien le meilleur allié du système, l’apôtre de la dénégation et de la destruction des valeurs de « la Turquie dans l’UE ». Mais pour cette raison même, il est également pris dans les rets d’une contradiction que le système résorbe en l’avalant. Parce que celui-ci détruit de la valeur pour en recréer une : la Turquie n’est pas européenne, tout le monde le sait, mais par les coûts que son éviction engendre(ra), la Turquie sera européenne ! Imaginons...

Imaginons qu’à force d’avoir poussé la Turquie en dehors de l’UE, voire de l’Europe et même d’Anatolie, enfin…, cette politique ait engendré un coût qu’en 2018, une commission « Tamerlan » soit obligée d’évaluer : coût en termes de dépenses militaires et policières, coût du contrôle des flux migratoires et des frontières de l’UE, de l’approvisionnement énergétique comme de l’ordre social de sociétés européennes en mal de croissance et contraintes à accepter une immigration non désirée…

Imaginons alors, sur le modèle du marché des droits à polluer, la création d’un marché des « droits à repousser la Turquie » sur lequel la Grèce et l’Espagne revendraient leurs droits à l’Autriche à chaque crise droitière, voire à la France où feu l’UMP aurait, localement, pactisé avec le Front national… Ah fiction, quand tu nous tiens !

Imaginons encore une actualisation du coût futur des politiques publiques conduisant à l’éloignement de la Turquie de la sphère européenne, c’est-à-dire en fait l’évaluation du taux de risque de telle ou telle décision dans l’avenir. Un taux d’intérêt. Imaginons donc que les taux de défiance envers un pays européen évoluent selon le coût futur d’une stratégie d’exclusion de la Turquie et que montent donc les taux de (re)financement de la dette d’un pays opposé à cette perspective…

Imaginons que les décisions stratégiques de la France soient directement impactées par les réactions et les évaluations des agences de notation internationales, comme vient plus ou moins de l’être la réforme des retraites en France. Mais imaginons encore que ces projections et évaluations ne s’arrêtent pas là, aux seules politiques publiques, mais se penchent sur les programmes des futurs candidats au pouvoir… Cauchemar d’une démocratie non plus marchande mais marchandisée, où la décision n’est plus qu’un simulacre, voire plus rien du tout, absurde et sans conséquence : mais là encore, plus de peur que de mal, si la valeur de la décision meurt, il sera toujours possible de la (re)produire, ou d’en produire le spectacle, avec force émotions et gains publicitaires, ce qu’on nomme référendum ou plébiscite. Quid du sens de la décision démocratique ?

Nous n’en sommes encore qu’aux seuls coûts de la perte de la Turquie pour l’UE. Mais imaginons qu’on attribue une valeur marchande, un prix à cette idée de « la Turquie dans l’UE ». Qu’on finisse par produire « de la Turquie dans l’Europe » après en avoir détruit toute possibilité réelle. Qu’on crée un grand marché public ( ?) de « la Turquie dans l’UE » après en avoir tué la moindre perspective, comme on sera tenté de créer un marché de la biodiversité une fois celle-ci réduite à quelques enclaves protégées de par le monde : cela séduirait un grand nombre d’acteurs, publics et privés, armées professionnalisées mercenaires de l’UE, agences de sécurité privées, géants de l’énergie sino-russes, agences migratoires privées (les mafias reconverties sur fonds européens), agences et industries d’armement (pensons un peu à ce que peut signifier le projet de bouclier anti-missile américain au-dessus de l’Europe de demain) … Pour alimenter ce lucratif marché, il suffirait de drainer l’épargne d’une Europe vieillissante empruntant à un monde jeune, productif et dominateur.

Mais évidemment, tout cela n’est que pure fantaisie.

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