Émergence d’une troisième force en Turquie. Voilà bien le phénomène politique récent d’un pays porté lui-même par tout un faisceau d’émergences. Un pouvoir hégémonique tenu par l’AKP depuis 2002. Une opposition prostrée sur ses rengaines et clientèles, inapte à penser la conquête et encore moins l’exercice du pouvoir, masque institutionnel d’une armée en retrait, ayant perdu son pouvoir de tutelle. Et pourtant, comme en écho à ce que nous évoquions la semaine dernière au sujet de la diplomatie, le jeu politique turc est de moins en moins dualiste : la fin de cette décennie voit l’émergence d’une troisième force, celle de la société civile portée par les figures de proue que sont les intellectuels turcs.
Tel est le constat que dresse Vincent Duclert, auteur de « L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? » Question peu commune s’il en est, tant l’inverse paraîtrait plus… « naturelle » : les intellectuels turcs ont-ils besoin de l’Europe ?
Dégageant un horizon neuf, la publication de cet ouvrage marque une étape importante dans la compréhension de ce qui se trame en Turquie et dont certaines œillères tiennent encore l’opinion publique française largement éloignée.
A l’été 2006, voici ce que nous disait Baskin Oran :
Il faut « se souvenir de ceci : la Turquie connaît un développement phénoménal de sa société civile. C’est l’évènement capital de ces dernières années. Lors de mon procès, ce sont plus de 35 personnes que je ne connaissais pas qui sont venues de toute la Turquie. De Hakkari à Izmir, les représentants des barreaux locaux avaient fait le déplacement.[…]
Aujourd’hui, nous ne sommes qu’une poignée à penser et agir ainsi. L’important c’est de tenir une tête de pont. Quand elle sera solide, crois-moi, nombreux seront ceux qui nous rejoindront. »
Depuis, combien d’événements sont venus nous confirmer que le pont était de plus en plus solidement tenu ?
23 janvier 2007, obsèques de Hrant Dink. Plus de 100 000 personnes se rassemblent dans un dernier hommage au journaliste turco-arménien assassiné 4 jours plus tôt à Istanbul. Rédacteur en chef d’Agos, hebdomadaire turco-arménien bilingue, il avait été l’un des rares à redonner un espace d’expression au petit cercle des intellectuels démocrates au sortir des années de plomb que furent les années 1990 en Turquie.
15 décembre 2008, quatre intellectuels sont à l’origine d’une pétition demandant pardon aux Arméniens. Véritable raz-de marée d’indignation mais aussi de débat dans les médias et l’opinion publique turcs sur l’un des tabous les plus solidement implantés dans en Turquie. Plus de 30 000 signataires sur Internet.
24 avril 2010, à Istanbul, des citoyens turcs se réunissent pour se recueillir en mémoire de la « Grande Catastrophe » qui frappa les Arméniens en 1915 : « c’est aussi notre deuil », rappellent-ils.
C’est aujourd’hui un fait indéniable : intellectuels et société civile sont devenus des acteurs à part entière de la vie politique et sociale turque.
C’est cette émergence que souligne et à laquelle rend hommage Vincent Duclert dans son dernier ouvrage. Historien et excellent connaisseur de la Turquie depuis plus de 30 ans, il rend hommage à l’intégrité du combat mené et poursuivi aujourd’hui, en en rappelant le parcours, les origines et la hauteur des difficultés, attendu que l’adversaire n’était autre que la machine répressive constitutionnellement mise en place par le coup d’Etat du 12 septembre 1980.
« La question des raisons pour lesquelles (les intellectuels) choisirent un combat voué à l’échec – tant la disproportion était énorme entre les deux camps – renvoie à l’interrogation profonde sur les fins morales des individus et des peuples. » Vincent Duclert entrouvre ici trois portes laissant entrevoir le paysage de son propos ainsi que la perspective par laquelle il entend l’éclairer.
Une perspective historique tout d’abord : Vincent Duclert remonte au coup d’Etat du 12 septembre 1980, aligne de façon clinique les chiffres crus de la répression qui s’abattit alors sur la société turque et, notamment, sur tout ce qu’elle pouvait compter d’intellectuels. Présent en Turquie entre 1986 et 1988, il évoque la relative détente özalienne dont il fut le témoin à cette époque avant que le pays ne retombe dans les années de plomb qui suivirent la mort du président Özal en 1993.
Une perspective éthique, ensuite : l’intellectuel est celui qui fait correspondre vie intellectuelle et vie pratique, qui cherche une cohérence personnelle dans son attitude publique. Par définition, l’intellectuel s’engage pour se mettre en conformité avec lui-même, avec sa conscience non pas avec une communauté ou un pouvoir, une institution. S’il n’est pas toujours seul, il agit seul, autonome, en son nom propre, quitte à afficher sa vulnérabilité. « Je suis comme une colombe, confiait Hrant Dink, quelques jours avant son assassinat. Mais dans mon pays, je sais qu’on ne tire pas sur les colombes. »
Enfin, une perspective morale : l’intellectuel s’engage également parce qu’il se sent une responsabilité pour les autres. Un appel ou une exigence, non plus personnelle, mais bien universelle cette fois. Et c’est bien au nom de cette universalité des valeurs exprimées dans leur engagement que les intellectuels turcs interrogent aujourd’hui, plus que jamais, la conscience européenne : l’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ?
Grand spécialiste de l’affaire Dreyfus, Vincent Duclert replace toute cette tradition de l’engagement en Turquie dans une lignée dreyfusarde, française, européenne et assurément universelle. En ce sens, parler « d’intellectuels démocrates » relève du pléonasme.
Mais par-delà cet éclairage, cette mise en perspective universelle, Vincent Duclert relaie un certain nombre d’interrogations nécessaires, aujourd’hui, à toute réflexion sur le devenir de la Turquie.
Au travers d’un recueil de neuf pétitions initiées par les intellectuels turcs entre 2003 et 2009, il met en relief plusieurs problématiques capitales quant à la compréhension des mutations et du visage bouleversé de la Turquie actuelle.
1- La Turquie n’est-elle promise qu’à la sombre alternative entre fondamentalisme islamique et nationalisme laïque ? Sauver la laïcité signifie-t-il céder aux exigences de la tutelle des militaires sur la vie civile et politique turque ? La Turquie doit-elle choisir entre laïcité et démocratie ?
Bien souvent, le débat politique interne en Turquie est incapable de s’extraire des ornières de cette vieille querelle identitaire entre « révolutionnaires » et « réactionnaires »… Plus de 80 ans après la révolution kémaliste, comme si la société turque n’était qu’un collectif d’hibernatus anatoliens. Passons.
Vincent Duclert est le premier à affirmer de façon si claire, la possibilité d’une troisième voie, et donc d’une évolution réelle de la société turque. Possibilité également que tombe définitivement en désuétude le vieux dualisme orientaliste – l’Occident d’un côté, l’Orient de l’autre, inconciliables schémas, irréconciliables valeurs et greffe impossible, si ce n’est autoritaire, de l’Occident en Orient - que ressassent à l’envi tous les plus fervents opposants à l’adhésion de la Turquie à l’UE. Il nous indique, en somme, la possibilité d’une véritable Turquie européenne.
2- Seconde problématique dégagée, la dimension européenne précisément.
Certes les intellectuels turcs ont besoin de l’Europe, pour se faire entendre, pour faire avancer leur combat, se protéger également dans les moments les plus durs. On sait aussi combien le processus menant à l’ouverture des négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE a pesé en faveur d’une démocratisation institutionnelle du pays et dans cette émergence actuelle de la société civile.
Mais il est sans doute pertinent aujourd’hui, alors que les négociations sont ouvertes, qu’elles piétinent et que l’Europe patauge dans le marais du grand marché, d’inverser la question, comme l’a fait Vincent Duclert.
En quoi l’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ?
Comme le laisse entendre le discret sous-titre de l’ouvrage – éléments de réponse- , Vincent Duclert n’a pas la prétention de donner une ou des réponses. Et c’est aussi sage que cohérent.
En soi, le simple retournement de cette question en direction de l’Europe n’interroge-t-il pas, quand celle-ci est perçue, depuis des siècles, comme le summum de la modernité, que ce soit en Europe ou en périphérie, en Turquie notamment, comme le modèle à suivre, le parangon de vertu ?
Le fait de pouvoir poser la question dans l’autre sens, le fait que l’Europe puisse se poser la question de savoir ce qu’elle peut apprendre de la Turquie et de ses intellectuels, ne sape-t-il pas en partie son statut hiérarchique de grand Autre, de grand référent, de grand étalon des valeurs ?
Une certaine assurance européenne - eurocentriste, disait-on il y quelques années - d’être le phare du monde n’a-t-il pas poussé le vieux continent vers une complaisance dans laquelle la pertinence pratique de son modèle (celui de l’Etat-providence) s’effondrait alors que le monde connaissait des mutations sans pareilles ?
Ce devoir, cet impératif du refus de la barbarie exprimé par les intellectuels turcs est-il pour autant l’acceptation littérale d’un « patrimoine », d’un corpus de règles européen ? N’est-il pas plutôt l’expression d’une exigence universelle, non normée, non écrite, par cela même autonome, libre et donc créatrice ?
Les intellectuels turcs ne seraient-ils donc pas en train d’accomplir le travail que l’Europe aurait à accomplir sur elle-même, elle qui sait, par son histoire, que la barbarie est toujours tapie là, que l’émancipation n’est jamais acquise et passe par un combat, une adaptation, des efforts permanents ?
En cela, l’invention d’une démocratie, d’un pacte démocratique neuf en Turquie ne sera pas sans répercussion sur la fondation d’une démocratie et d’une citoyenneté à l’échelle continentale.
Du point de vue pratique ensuite, l’émergence de la société civile en Turquie se fonde sur l’apparition de réseaux au maillage de plus en plus serré au sein de la société turque, maillage d’autant plus densifié que se répandent les nouvelles technologies de communication sur l’ensemble du territoire turc. Mais qui dit réseau dit ouverture et notamment sur l’étranger : l’activité des intellectuels et de la société civile turcs déborde en permanence le seul cadre national. Et cela pour des raisons évidentes, comme l’histoire de ce mouvement intellectuel dont la formation et les références furent européennes (lycées et universités de langue française, anglaise, essentiellement) ou celle de ses exils, toujours européenne…
C’est ainsi que le dynamisme de ces intellectuels trouve un écho immédiat aux États-Unis, en Europe et particulièrement en France.
C’est un aspect neuf et capital là aussi : les intellectuels turcs sont à l’origine et au cœur d’un dense réseau de connections entre sociétés civiles, turques, françaises, européennes, etc… Ils préfigurent là encore un embryon de société civile européenne dont une UE démocratique aura plus que jamais besoin demain.
Alors l’UE, avec ou sans les intellectuels turcs ? Il faudrait toujours s’attendre à l’inattendu.
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L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? Vincent Duclert, Armand Colin, 2010