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Turquie : plein ou creux, ce nationalisme d’Atatürk ?

dimanche 23 octobre 2011, par Baskın Oran

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Six flêches - Altı ok

Dans mon dernier papier, je disais que le roi était nu : l’article 2 de notre constitution dispose que [le régime de la république de Turquie] doit être “lié au nationalisme d’Atatürk”. Ce à quoi j’ajoutais que je n’avais jamais “entendu parler d’un concept plus vide de sens que celui-ci”. Qu’il en soit remercié, un camarade de promotion, chroniqueur pour le journal Milliyet, a consacré à cette question sa colonne du 12 octobre dernier. Sous un titre évocateur “Il a vendu son bouquin”, il se demandait comment je pouvais tenir un tel discours après avoir vanté les mérites de ce concept dans un livre intitulé Le Nationalisme d’Atatürk et dont la dernière édition remonte à 1999.

Hé bien, un tel discours, je le tiens parce que ce livre je l’ai achevé il y a de cela trente bonnes années. Et tout ce que j’ai appris par la suite, notamment ces quinze dernières années, est venu confirmer combien certaines choses que j’avais alors écrites pouvaient être fausses. C’est la raison pour laquelle cela fait douze ans que je ne fais plus éditer ce livre pourtant très demandé...

Histoire du livre

C’était il y a près de trente-cinq ans. J’ai reçu un coup de téléphone du département culturel de la Banque d’Affaires de Turquie (Türkiye İş Bankası). On m’a dit qu’on allait éditer Les Six Flèches [Les six principes fondateurs du kémalisme, tels qu’énoncés par Atatürk, ndlr] et que parmi ceux-ci, on souhaitait que je rédige le volume sur le nationalisme. Mais lorsqu’ils lurent les premiers passages, ils renoncèrent à ce projet d’édition, en s’asseyant sur les avances sur droits d’auteur qu’ils m’avaient déjà versées. J’avais écrit que cette banque, fondée avec l’argent que les musulmans d’Inde avaient envoyé à Atatürk pour la guerre d’independance, et dont ce dernier fut l’actionnaire principal, avait donné son nom à un terme qui designait la “corruption” à l’epoque d’Atatürk : l’affairisme.... Creusant un peu plus les choses, j’en fis la thèse qui m’aurait permis de devenir maître de conférence. Elle fut refusée. Coup de chance qu’à cette époque (1982 l’époque du coup d’Etat), un des rapports du jury - son auteur vit encore - ne finit pas entre les mains d’un procureur militaire.

Lorsqu’en 1988, l’étreinte du coup d’Etat de 1980 se fut un peu relâchée, je pus faire éditer ce travail. Et il fit l’objet des louanges de l’un des plus éminents kémalistes, le professeur H. V. Velidedeoğlu, grand paix à son âme : “C’est peut-être le premier livre écrit à ce jour sur Atatürk en Turquie dans un souci d’objectivité.”

Et sur ces entrefaites, votre serviteur commençait à se réveiller parce qu’en 1986, après avoir publié ma nouvelle thèse sur le problème de la Thrace occidentale, j’appris que, chez nous, on avait opprimé les Grecs et tous les non -musulmans ; et qu’on continuait à le faire.
Bien que la demande soit forte, j’en ai arrêté les impressions en 1999 jusqu’à ce que je puisse trouver le temps de réécrire ce premier texte depuis le début (les couturiers n’aiment pas le travail difficile consistant à défaire l’ancienne veste et à la recoudre entièrement). Je pense que je m’y mettrai fin 2012. Mais venons-en maintenant à la question du vide de ce concept.

À cette époque, bien qu’on aie largement opprimé en son nom (je vais y venir un peu plus bas), dans les années 1920 et 1930, le nationalisme kémaliste n’était pas un concept vide. Parce que comme je l’explique dans le livre, ses trois fonctionnalités / objectifs étaient nécessaires et pertinentes :
1) L’indépendance ; nous étions sous occupation ;
2) L’occidentalisation : “Accéder à la Civilisation Contemporaine” (devise d’Atatürk –ndlr) était la condition nécessaire à la mise à niveau modernisatrice d’un empire semi-féodal ;
3) Constituer une identité positive : il fallait réhabiliter le “Turc” humilié à la fois par l’Ottoman et par l’Occident.

Regardons ce qu’il en est aujourd’hui :

1) Les kémalistes réclament une “pleine indépendance”. Bien sûr, mais il en irait comme de l’Albanie d’Enver Hodja. Pourquoi la plus kémaliste de nos institutions, l’armée produit-elle, par le biais de sa holding OYAK, des voitures Renault, pourquoi vend-elle sa compagnie d’assurances au Français AXA et sa banque au Hollandais ING ?

2) Atatürk a pris pour modèle l’Occident qui existait à l’époque. C’est-à-dire, l’Europe occidentale moniste (anti pluraliste), si l’on ne veut pas dire fasciste. Aujourd’hui, alors que l’AKP “islamiste” restaure des églises, les kémalistes dénoncent une UE pluraliste en la traitant d’impérialiste. Et cet Occident qu’on prenait pour modèle dans les années 1930, n’était-il pas impérialiste peut-être ? Depuis une Rahsan Ecevit [épouse de Bülent Ecevit, leader historique d’une gauche de plus en plus nationaliste, mort en 2006, ndlr] qui déplore que “la religion nous glisse entre les mains” (2005) jusqu’aux séminaires de l’état-major général, les diatribes anti missionnaires sont aujourd’hui l’un des mottos kémalistes.

3) L’identité positive : “Heureux celui qui se dit turc”, avait proclamé Atatürk. C’était déjà un grand pas à l’époque qu’il ait préféré le “qui se dit” au “qui est / qui est né”... Mais s’il avait dit “qui se dit Türkiyeli [de Turquie]”, une formulation qu’il avait employée jusqu’en juillet 1923, alors l’expression aurait embrassé tout le monde sans exclure ni les non-musulmans, ni les Kurdes. Mais c’etait les années trente en Eupore.

Ah si seulement il avait pu être creux, ce concept...

Dans cette situation, à vous de me dire si le concept de nationalisme kémaliste est aujourd’hui plein ou creux. D’après moi, la situation est encore plus grave : qu’est-ce qu’il eût été bien qu’il fut déjà creux du temps d’Atatürk ! Parce que combien de forfaits a-t-on pu commettre au nom de ce nationalisme kémaliste, des choses que j’ai seulement pu apprendre que ces quinze dernieres années. Sans même parler de ce que l’on a infligé aux religieux et aux Kurdes, à commencer par les massacres de Dersim en 1937 – 1938 , il suffit de voir ce qu’il en a été des non-musulmans qui n’etaient qu’une poignée.

En 1924, 75% des avocats grecs et 73% des avocats arméniens ont été interdits d’exercer. La même année, on fit occuper les locaux du patriarcat grec orthodoxe d’Istanbul par les Grecs Karamanli turcophones amenés de Konya. Avec la campagne “Citoyen, parle turc !” des années 1920 – 1930, leurs conversations ont été bannies de cet espace public qu’est la rue. En 1925, on a soumis à autorisation leurs sorties du département d’Istanbul. En 1927, dans les écoles d’Imroz (Imbroz) et de Bozcaada (Tenedos), on a interdit l’enseignement en langue grecque. En 1934, les attaques menées par les organisations locales du CHP [Parti kémaliste unique à l’époque, aujourd’hui principal parti d’opposition, ndlr] contre les juifs de Thrace ont conduit ces populations à quitter la région en laissant leurs biens et leurs commerces. En février 1937, dans les écoles minoritaires, on a commencé d’appliquer la mesure du “directeur adjoint d’origine turque et citoyen de Turquie”. Jusqu’à la fin des années 1940, pour pouvoir aller étudier en Europe, et plus particulièrement pour pouvoir entrer dans les écoles militaires, la condition était, selon le contexte, d’être “turc”, d’être “d’ethnie turque”, ou d’être “de race turque”.

Ces mises en œuvre du nationalisme kémaliste ont continué après la mort d’Atatürk. Les campagnes “Utilise des produits locaux” ont viré, dans les années 1950, à des menées du type “Ne commercez pas avec les non-Turcs”. En 1941, les non-musulmans de Thrace et d’Istanbul, qui avaient entre 18 et 45 ans, ont été envoyés dans des bataillons de travail. La faillite imposée à ces gens par l’impôt sur la fortune de 1942 a été achevée par le progrom des 6 et 7 septembre 1955. En 1971, le séminaire de Heybeliada, qui formait le clergé de l’église orthodoxe grecque, a été fermé. En 1993, on a interdit l’arménien dans les écoles arméniennes. Si vous me le permettez, je m’arrête, parce que si la liste de ces injustices est encore longue, c’est la place qui vient à me manquer. Lisez donc ce que j’en ai écrit dans l’article “Minorités” de l’encyclopédie d’Istanbul, quant à l’application de la “Déclaration des immobiliers de 1936” et ses conséquences. Etait-il raciste, ce nationalisme d’Atatürk, je n’en sais rien, mais si votre conscience vous l’autorise, allez-y et dites donc qu’il n’etait pas discriminateur ni de race, ni de religion.

Qui donc ne change pas d’avis ?

Un lecteur a envoyé une lettre à mon copain du journal Milliyet, et il m’en a envoyé une copie. Mon camarade aurait répondu la chose suivante : “Cela signifie que cet honorable monsieur a été incapable de se réveiller jusqu’à ses 54 ans.” Pour n’avoir pas été capable de m’éveiller aussi vite que lui, je me confonds en excuses, c’est vrai je le jure, je n’ai pas pu me réveiller. Le lecteur lui aurait aussi fait la réponse suivante : “Il y a une expression en français : il n’est que les imbéciles à ne pas changer d’avis.” Qu’ajouter à cela ? Les kémalistes ont ridiculisé Mustafa Kemal. Ils ont fait du kémalisme une religion qui a “Le Grand Discours” d’Atatürk pour écriture sainte ; Ankara pour La Mecque, le mausolée du grand homme pour Kaaba ; les “carrés d’Atatürk” des écoles primaires pour lieux saints ; le serment des écoliers [Je suis turc, je suis honnête, je suis travailleur…–ndlr] pour profession de foi. Le prophète de cette religion a même des Hadiths [Paroles de Mahomet considérées comme traditions orales de l’Islam -ndlr] avérées ou apocryphes.

Il reste aujourd’hui deux fonctions à ce nationalisme d’Atatürk dont l’autre nom est “Ulusalcılık” [nationalisme laïc ; différent du terme “milliyetçilik” qui fait allusion à l’Islam – ndlr] :

1) Défendre les privilèges et parfois les délits des bureaucrates militaires et civils ;

2) Empêcher que l’on ne s’élève à la modernité qui est celle des années 2000.

Certains de mes anciens camarades de promotion sont fiers de tout cela, quant à moi, je suis fier d’être un renégat. C’est aussi simple que cela...

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Sources

- Traduction pour TE : Marillac

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