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Turquie : le siécle Ergenekon

mercredi 18 février 2009, par Etyen Mahçupyan, Marillac

Lorsque nous avons commencé de travailler au scénario du film qui sort aujourd’hui sur nos écrans « Güz Sancisi » [ les blessures de l’automne], on ne parlait pas encore d’Ergenekon… Nous connaissions le Bureau de la Guerre Spéciale comme ses prolongements en Turquie et à Chypre mais nous étions loin d’imaginer combien une telle unité opérationnelle pouvait être l’exécuteur d’une vision politique stratégique.

Cela ne signifie pas pour autant que ne circulaient pas toute une série d’indices éclairants quant à la collusion dans ce pays des services de renseignement et du crime organisé. Alors que nous travaillions sur ce scénario sont sortis d’une part le documentaire de Ridvan Akar sur les événements du 6 et 7 septembre 1955 [durant ces deux jours, commerces et résidences des minorités non-musulmanes sont saccagées, NdT] ainsi que les travaux de Dilek Güven sur la même période. Ce furent à chaque fois de nouvelles possibilités d’éclairer un peu plus les zones d’ombre qui tapissaient l’arrière-plan de ces événements.

Ce vandalisme provoqué en prétextant les développements à Chypre était en fait une opération du Bureau cité un peu plus haut, opération que le général responsable tenait pour un « succès ». Juste à la veille de ces jours funestes de septembre, les représentations locales de l’association « Chypre est turque » se sont multipliées comme une génération spontanée. La jeunesse a été provoquée, des journaux grecs brûlés à Taksim.
Sur ces entrefaites, c’est un engin explosif des plus simples qui a été jeté contre la maison dans laquelle Atatürk avait passé son enfance à Salonique : une vitre en fut brisée. Le journal Ekspres de l’époque fit immédiatement figurer dans son édition –gonflée pour l’occasion - qui suivit cette « attaque » une photo de la maison « détruite par l’explosion » sans que l’on sache bien de quelle manière la rédaction s’était procuré ce cliché…

Alors que les radios diffusaient des discours provocateurs, c’étaient des camions entiers qui convoyaient des hommes vers Istanbul. Ils avaient tous un gourdin en mains. Une fois arrivés, ils se séparèrent en des groupes de 20 à 30 personnes. A leur tête, un homme connaissant la ville. Les maisons, les bureaux et les magasins des non-musulmans avaient été préalablement marqués. En une nuit, on pénétra dans 4000 commerces et 1000 résidences pour y détruire tout ce qui s’y trouvait. La police fit de la figuration. Les troupes qui ne se trouvaient qu’à une heure du centre-ville ne firent absolument rien pour s’interposer.

Une force pesant sur le judiciaire

Mais certains détails nous éclairent un peu plus aujourd’hui. On peut se faire une idée un peu plus précise de l’ampleur de la véritable organisation. Un policier en retraite dont Dilek Güven a utilisé le témoignage raconte que ce jour-là il a aperçu dans les rues nombre de connaissances et de personnes qui auraient alors dû se trouver derrière les barreaux. Ce qui signifie que la tradition de l’Organisation Spéciale continuait à peser sur la conception et les moyens humains des opérations d’Etat. Cette tactique employée pour la première fois en 1915 et consistant à recourir à des détenus a semble-t-il été efficace puis « normalisée ».
Un autre détail éclairant nous vient des souvenirs de Fahri Coker le magistrat principal de la cour instituée au lendemain de ces événements. Il nous apprend que la cour avait durant le processus d’instruction recueilli un certain nombre de preuves et de documents à l’utilisation desquels une autorisation ne fut pas donnée. Ce qui signifie que sur le judiciaire pesait un autre pouvoir, exécutif. Une force protégeant l’Etat, cherchant à cacher les crimes de l’Etat et ainsi à en garantir l’immunité…

Le parallélisme que nous pouvons aujourd’hui établir avec Ergenekon nous laisse à penser que ce réseau est en fait la cheville ouvrière d’un Etat produisant du crime et qui en produisant du crime crée sur mesure un espace de pouvoir. Le côté tragique de cette affaire est qu’il ne s’agit pas de l’action isolée de quelques « mauvais garçons » mais bien d’un élément naturel du fonctionnement systématique de l’Etat.
La stratégie historique de ce groupe est de défendre le régime en le protégeant dans sa globalité, voire même de le renforcer.

La même cible

D’un autre côté, l’histoire montre que cette ligne « Ergenekon » incrustée dans le corps de l’Etat s’est donnée les non-musulmans pour cible principale. Les massacres de 1894, 1909, et de 1915, les lois concernant la citoyenneté de 1926 et d’après, les événements de 1934 en Thrace, l’impôt sur la fortune de 1942, le vandalisme des 6/7 septembre 1955, le décret de 1963 et les décisions concernant les biens des fondations religieuses (non-musulmanes) depuis 1972…

L’objectif ? Que les non-musulmans quittent ces terres mais que leurs biens nous reviennent.
Il semble que la définition, la discrimination et dès que la conjoncture internationale en donne l’occasion la « sublimation » des minorités aient finalement constitué le principal rêve de cette ligne. On préfère bien évidemment que les non-musulmans pris entre les violences de la rue et les pressions de la loi ou de la justice s’en aillent d’eux-mêmes. Sinon, on sait aussi comment les renvoyer…

Aujourd’hui, la chose que nous appelons Ergenekon n’est autre que le dernier prolongement de cette volonté de mettre la société en « minorité » instillée par la ferveur des ceux qui composaient l’Organisation Spéciale. Dans une Turquie qui se dirige vers une vraie démocratie en laissant derrière elle cet ersatz démocratique, Ergenekon est l’arme destinée à interrompre ce processus, à consolider ce régime de tutelle, à renforcer les conditions permettant de produire du pouvoir et de la rente sur le dos de l’Etat et pour cela, à accorder une parfaite immunité au crime.

Cette fois, ils ne sont pas armés de gourdins. Mais d’armes dont les numéros ont été gravés avec le même couteau. Il n’est plus de crucifix sur nos maisons mais sur leur listes, il est des petites croix sur nos noms.

Mais il y a encore une différence… Aujourd’hui, la Justice utilise les documents dont elle dispose. Chacun de ces documents nous renvoie jusqu’à un siècle auparavant et étale sous nos yeux « l’esprit » du système dans lequel nous vivons. Ceux qui ne peuvent pas dire de partir à l’ensemble de la société, cherchent au nom du principe de protection du régime à priver de pouvoir cette même société.

Ergenekon, c’est du vandalisme idéologique… Le pillage de la volonté, des désirs et des consciences de la société. Mais cette fois, nous sommes conscients de la situation : nous avons la force de détruire ce vandalisme une bonne fois pour toutes.

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Sources

Source : Taraf, le 30-01-2009

- Traduction pour TE : Marillac

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