L’émergence diplomatique actuelle de la Turquie est un fait, depuis peu, très visible. Par sa nouveauté même, elle sollicite, bouscule et interroge de vieilles grilles de lecture. Elle repose, et cette fois avec une acuité redoublée, la question de l’identité et du positionnement turcs : la Turquie, Orient ou Occident ? Pourtant, la question est mal posée : c’est ce que nous dit la nouvelle diplomatie turque. Prouvant par là même que le vieux dualisme identitaire européen est mort et insignifiant. Ou comment l’Europe invente son avenir sur ses marges… orientales.
Avec ses positions sur le dossier nucléaire iranien mais plus encore avec celles tenues sur la question palestinienne et les relations avec Israël, le débat a été relancé de plus belle sur les orientations de la diplomatie turque. Encore plus sur les motivations qui pouvaient la sous-tendre, voire sur la nature de ce qu’était et devenait la Turquie.
« La Turquie glisse à l’Est, revient vers le Moyen-Orient ». « La Turquie revient à ses origines orientales, renoue avec son passé, sa culture, son milieu naturel. »
« La Turquie s’islamise. Repoussée par l’UE, la Turquie se retourne vers la fondation d’un club islamique et moyen-oriental. »
Dans ses excès, la caricature permet de tracer la pensée générale soutenant l’ensemble de ces réflexions : la Turquie aurait été un allié de l’Occident pendant des années, poussée par son armée dans cette direction, mais elle basculerait aujourd’hui pour revenir à ce qui lui convient par nature, à savoir une alliance orientale.
Allons plus loin encore. Les élites turques occidentalisées – « les Turcs blancs » - armée en tête, auraient imposé à la Turquie, un modèle incompatible avec sa véritable identité, sa véritable culture nationale. Le modèle occidental, institutionnel, n’aurait jamais imprégné ni la société ni la culture turques qui aujourd’hui reprendraient leur plein déploiement, se débarrassant des artefacts occidentaux.
Nous retrouvons là le plus pur schéma de lecture orientaliste du monde : un occident, blanc, chrétien et développé qui ne peut trouver en face de lui qu’un Orient de culture hermétique à ses propres valeurs, et dont l’occidentalisation ne peut jamais résulter que d’une décision arbitraire, imposée dictatorialement par le haut, selon les méthodes du bon vieux despotisme oriental. Lorsque le modèle de la démocratie de marché (poussé actuellement par le parti au pouvoir, l’AKP) rogne les règles du régime despotique, alors l’Orient en revient à ce qu’il a toujours été, le pôle négatif de l’Occident développé et démocratique, un monde arriéré et autoritaire...
Vieilles lunes conservatrices
Lecture orientaliste et conservatrice européenne de la réalité turque que reproduit presque mot pour mot le conservatisme turc des élites occidentalisées faisant de l’AKP (le parti de droite islamiste au pouvoir en Turquie depuis 2002) et de sa politique, la définition de cet Orient éternel auquel leur projet identitaire était de s’arracher ; refusant de concéder à la société turque autre chose qu’une volonté viciée par une pensée orientale inchangée depuis des siècles, intrinsèquement réactionnaire. Quelle ironie que d’entendre ces vieilles élites modernisatrices et européanisées agonir d’injures les conservateurs européens leur déniant toute prétention à une quelconque identité européenne quand, eux-mêmes, appliquent exactement le même schéma à leurs propres concitoyens ! Le parti républicain du peuple (CHP), parti fondé par Atatürk, et pur représentant aujourd’hui de cette Turquie laïque et républicaine, nostalgique d’une Union nationale qui ne fut jamais, rejoint les conservateurs européens pour parler de glissement de la diplomatie turque vers l’Orient.
En effet, la révolution diplomatique de la Turquie ne serait qu’un juste retour des choses à leur état éternel. Révolution menée par l’AKP, lui-même, juste retour de la Turquie à son identité islamique, voire islamiste…
Voilà le type de vision dualiste et pessimiste dont nous essayons, ici à TE depuis des années, de dépasser les simplistes grilles de lecture : l’AKP, tout archaïque qu’il puisse être dans certains de ses hommes, de ses réflexes ou de ses attitudes, n’est-il pas aussi la preuve d’une évolution sociale de la Turquie venant subvertir l’ancien dualisme modernité / réaction, Occident / Orient ?
Et précisément, la diplomatie qu’il déploie aujourd’hui à la tête de la Turquie n’en constitue-t-elle pas la preuve ? Est-il sensé d’évoquer le renaissance d’une diplomatie orientale sur ce sujet ?
Une lecture saine de l’émergence diplomatique turque nous permettrait, sans doute pour la première fois, de souligner combien cette vision essentialiste et fixiste de ce qu’est et devient la Turquie est en complet porte-à-faux avec la réalité complexe du monde dans lequel nous entrons.
Une diplomatie d’équilibriste
En effet, les choix de la diplomatie turques sont-ils aussi caricaturaux et insignifiants : allié fidèle de l’Occident depuis au moins 50 ans, la Turquie n’a-t-elle de liberté que dans un renversement grand guignolesque vers l’Orient… et ses mystères ?
Qu’est-ce d’ailleurs que cet Orient drapé de secrets, d’encens, de nappes damassées ? La Russie, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Islam ou la montagne de Kaf ? Géostratégie bien étrange, à tout le moins délicate à démêler.
Mais faut-il poser la question de la nature d’une politique étrangère en interrogeant d’abord les espaces, géographiques ou culturels qu’elle recouvre ou bien les intérêts qu’elle est censée servir ? Les espaces ne sont jamais couverts que dans le sens de la défense ou de la promotion de certains intérêts.
Or les intérêts d’une Turquie urbaine et industrielle sont à définir dans un double cadre :
spatial, au sein d’un espace géostratégique dont le terme Orient ne rend absolument pas compte : il est au moins tridimensionnel, balkanique / européen – Caspien / Caucasien – Moyen-Oriental.
historique, au cœur d’une période d’instabilité et de montée des menaces ouverte par la fin de la guerre froide, les phénomènes d’émergence de puissance, la course globale aux énergies, etc…
Ces intérêts sont :
1- d’assurer la paix et la prospérité dans son proche voisinage : telle est la rançon de la croissance économique.
2- De chercher à se dégager un maximum de marges de manœuvre vis-à-vis des puissances dominantes du système international, afin de s’assurer un maximum de garantie et de contrôle sur les développements politiques limitrophes sans trop dépendre du bon vouloir d’une puissance étrangère. Elle se situe là dans une dialectique de l’alliance – dépendance : elle doit être l’alliée de la puissance dominante pour ne pas avoir à affronter une puissance à laquelle elle ne pourrait pas s’affronter, tout en se ménageant des espaces de liberté coopérative avec elle-ci.
Pas sans l’Occident
Le 2- nous indique qu’elle ne peut pas, dans la région qui est la sienne, si stratégique sur l’échiquier global, se permettre de liquider son alliance avec l’Occident : c’est un aspect déterminant de sa puissance.
Par contre, il est évident qu’une identité européenne de défense au sein de l’OTAN ne serait pas pour lui déplaire. Et moins encore une véritable Europe stratégique à la définition de laquelle elle pourrait participer et œuvrer, exercer sa « liberté coopérative », disions-nous plus haut.
Et cela pour deux raisons. Primo, le passage d’une logique de bloc (guerre froide) à une logique de proximité / responsabilité plus respectueuse des équilibres sur le terrain (la rupture s’est ici produite en 2003 lors du refus turc de laisser transiter les GI’s attaquant l’Irak par le territoire turc) : une UE extraite de sa léthargie profonde, serait une puissance voisine du Moyen-Orient, susceptible de développer une tout autre stratégie que la stratégie américaine.
Secundo, la nature de la construction européenne donnerait à la Turquie les moyens de peser sur la définition de cette politique stratégique européenne et d’investir ainsi une part de sa souveraineté dans l’élaboration d’une puissance globale dont elle attend le partenariat nécessaire (ou comment reconnaître que le partenariat privilégié contient déjà l’adhésion au cœur du projet européen). Quel meilleur espace qu’une UE stratégique pour s’octroyer une liberté de coopération avec une puissance globale à laquelle on est partie prenante, tout en desserrant l’étau américain trop exclusif ?
C’est à se demander comment les Français, si soucieux de souveraineté stratégique européenne (cette fameuse projection de la puissance française à l’échelle européenne), ne se sont pas rendus compte qu’un de leurs seuls alliés au sein de l’OTAN était turc… Comment Nicolas Sarkozy, l’homme du retour de la France au sein du commandement intégré de l’OTAN, ne peut-il pas avoir conscience que l’émergence d’une identité européenne de défense au sein de l’OTAN ne passera pas ailleurs que par la Turquie ?
Le 2- nous suggère encore un autre aspect de la question : quel serait le prestige de la Turquie dans le monde musulman et le monde arabe aujourd’hui si Ankara n’était pas membre de l’OTAN, du Conseil de l’Europe et pays candidat à l’adhésion à l’UE, bref si la Turquie n’était pas occidentale ?
Le prestige d’Erdogan n’est-il dû qu’à sa rhétorique d’imam en chaire ? La crédibilité du pays ne se fonde-t-elle pas aussi sur son rôle d’interlocuteur écouté en Occident ? Erdogan dépasserait-il le « prestige » d’Ahmadinejad sans ses crédits à l’Ouest ?
Ce qui nous conduit directement au 1- : imaginons, l’espace d’un instant, une Turquie en complète rupture avec l’Occident, et de retour en « Orient », face à l’Iran, pour y jouer de sa puissance, se créer un club à sa mesure. Quelle serait la probabilité que ce retour ne signifie pas un retour aux conflits sans fin des confins de l’Anatolie, un retour au choc des impérialismes et des intérêts régionaux ? Quasi nulle.
Le Sultant Yavuz Selim l’avait compris qui, au XVIe siècle, décida de stabiliser la frontière turco-iranienne, depuis lors inchangée. La seule ouverture de l’Empire restant l’Europe. Plus loin encore dans le temps, c’est l’empereur Hadrien qui stabilisa la frontière orientale de l’Empire sur les marges anatoliennes pour mettre un terme à la fuite en avant suicidaire initiée par Trajan, perdu dans ses fantasmes sur l’Empire d’Alexandre. C’est rappeler là combien la géographie anatolienne commande à la Turquie plus l’équilibre que la démesure de la conquête.
Or est-elle aujourd’hui lancée dans une course à l’arme nucléaire avec l’Iran ? Est-ce la perspective à laquelle aspire l’Occident, l’Europe et l’UE ? L’UE comprend-elle, comprendra-t-elle ce que requiert et dessine ce « soft power » dont la Turquie fait preuve en maintenant la porte du dialogue ouvert avec l’Iran ?
La Turquie se pose-t-elle aujourd’hui comme le grand frère sunnite dans la région, face à l’ogre chiite et perse ? Là encore, l’Occident doit se poser la question des conséquences d’une « géostratégie » qu’elle ne serait capable de développer que sur des bases culturalistes et religieuses. A la frontière chrétienté – islam (UE- Turquie), répondraient comme une série de répliques, les frontières islam- judaïsme, puis sunnisme - chiisme ainsi qu’une condamnation définitive de la région aux tensions et conflits.
Puissance stratégique de taille moyenne, la Turquie ne pourrait trouver à s’affirmer comme une puissance globale que dans un délire impérialiste porté par l’exacerbation des tensions et des conflits : telle est d’ailleurs la méthode de l’Iran d’Ahmadinejad et des Gardiens de la révolution. La violence pour s’affirmer, se maintenir au pouvoir.
Or la Turquie émergente est moins dans une phase de radicalisation que de démocratisation : les plus délicats obstacles à sa pleine émergence stratégique sont d’ailleurs les limites de son processus de démocratisation (question kurde, question arménienne), c’est-à-dire, là encore, les crédits qu’elle donne à l’opinion publique mondiale et à l’Occident en général. Et non pas les outils de sa puissance impériale.
Le moment stratégique européen
La diplomatie « islamiste » turque est-elle donc une diplomatie orientale ? Seule une certaine paresse idéologique peut autoriser pareille facilité. Adepte du « soft power » dans son proche voisinage, la diplomatie turque est l’une des rares au monde à jouer aujourd’hui clairement sur deux tableaux : l’apaisement sur la question israélo-palestinienne (arabe)
l’apaisement sur la question iranienne.
Seule à tenir une position cohérente sur ces deux sujets, elle montre combien les deux questions sont liées, soulignant les impasses de la non-politique menée jusqu’à présent par l’Occident.
Elle montre en creux ce que pourrait être une politique de proximité (de voisinage, murmure-t-on à Bruxelles, de peur de se faire remarquer) de l’UE, qui aujourd’hui n’existe pas, ne se fait pas entendre, se fait attendre.
La diplomatie turque émergente ne fait pas de choix entre l’Est et l’Ouest. Plutôt entre l’absence et la présence, la soumission et les responsabilités.
Elle n’est ni d’un côté, ni de l’autre, elle est devenue un Janus stratégique : puissante à l’Est parce qu’elle est aussi à l’Ouest. Puissante à l’Ouest parce qu’elle est à l’Est.
Au seuil de deux mondes, certes, mais au seuil de deux époques également : elle dessine à elle seule le vide de l’identité stratégique européenne, elle crée un grand appel d’air. Quel homme politique européen aura la vision et la force de saisir l’opportunité turque ?
Avec la crise de l’euro, le moment politique de l’UE a eu lieu. Le moment stratégique, quant à lui, n’est pas encore venu. Mais il se rapproche et, dans le navire UE, le capitaine a la berlue.