C’est un vent de colère, un vent de justice aussi qui secoue, ces temps, quelques rives de la Méditerranée. Sans manquer de nous inviter à penser, parfois. Où, quand et comment la Turquie a-t-elle connu ces noces si déterminantes de l’événement, du ras-le-bol et de la justice ?
L’événement ne se décrète, il se manifeste puis se laisse dévoiler parmi des bouquets d’indices. En voici, quelques-uns.
« En un mot, les années 2005 et 2006 furent des années pourries. Nous avons sans cesse été affrontés à des stupidités d’un niveau potentiellement attentatoire à la santé mentale ; l’article 301 du code pénal et les divers lynchages suffisent à rendre compte de cette atmosphère. Du fait des élections qui s’annoncent, l’année 2007 sera encore bien pire.
J’avais déjà écrit cela au tout début de l’année 2004. Sur le chemin qui conduit de la chrysalide au papillon, nous connaîtrons de telles choses. Lors du premier grand changement survenu en Turquie, dans les années 20 et 30, de telles secousses ne sont pas remontées en surface. Aujourd’hui, nous vivons la seconde période de transformation.[…]
La chenille turque deviendra papillon. Mais nous allons en payer le prix ; et particulièrement tout au long de 2007. Il faut vous y préparer. »
Baskın Oran, 4 janvier 2007.
***
« Le milieu politique turc est en effervescence. On peut distinguer cette tension de celles qui ont précédé les coups d’état du 27 mai 1960 et du 12 mars 1971. Différentes parce que les dimensions du problème sont aujourd’hui bien plus larges. Le problème du 27 mai était de brider un pouvoir qu’on disait « dévoyé » (et qui en fait n’était autre chose qu’un représentant de l’ordre établi). Le 12 mars, il était question de mettre un terme à l’entreprise de guérilla initiée par un mouvement de gauche dont on avait exagéré la force, en fait très faible, mais lancé dans une lutte destinée à préparer le terrain d’intervention de la junte. Le coup d’état du 12 septembre 1980 s’est déroulé dans un contexte plus violent que les précédents parce qu’au sein de la société, certains groupes de droite et de gauche se livraient en fait à ce qu’on a refusé d’appeler une guerre civile. Mais ce conflit, quelle que fut la tension qu’il suscita, ne fut jamais à même, en dehors des groupes s’affrontant, d’attirer à lui la société et de la sortir de son attitude globalement spectatrice.
Or aujourd’hui, la Turquie est parvenue à un point, un seuil qui la contraint à se confronter avec tout son passé. Si elle décidait jamais de franchir ce seuil, il serait alors question de lancer un processus, non pas limité à cette mise au point avec son passé, mais nécessitant la refonte de notre culture politique traditionnelle, de nos institutions politiques, de nos modes de gouvernance, en fait de toutes choses ; et cela, non pas selon nos critères mais selon les « standards internationaux de démocratie ». Voilà bien pourquoi il s’agit-là d’un problème immense. Ce très global concours de « tir à la corde » concerne pour une fois la totalité de la société plus que tout autre sujet de tension jamais connu dans la société turque jusqu’à nos jours. Cette implication de la totalité sociale turque n’est pas encore, aujourd’hui même, passée du virtuel à l’actuel, du possible au réel. Il ne met pas encore les masses en mouvement. […]
Une question d’éthique
[…] le fait que je m’attarde sur ce lien ne signifie pas que je m’arrête à des questions de moyens ou de méthodes, mais que je souhaite mettre cette question sous les lumières de l’actualité dans ses plus larges dimensions parce que je reste persuadé de l’importance avec laquelle elle risque de peser sur l’éthique au sens général.
« Être de telle ou de telle autre manière », ai-je dit. La tâche est si considérable qu’il est inenvisageable qu’elle ne puisse pas, dans le même temps constituer un problème éthique de tout premier plan. Les gens, les individus qui composent la société turque, comment choisiront-ils d’être dans cette lutte à venir ?
Souhaiteront-ils décider eux-mêmes de ce à quoi ils croiront, penseront ? Ou bien n’auront-ils aucune objection à se contenter de ce qui leur est donné ? Souhaiteront-ils se diriger eux-mêmes ou bien rendre grâce d’être dirigés à ceux qui les mènent ?
La relation que l’on noue avec un régime repose dans son sens le plus large sur le lien que l’on noue avec la réalité. Il ne peut en aller autrement. Dans ce cas, souhaitons-nous vivre dans le monde réel, sans craindre la réalité ou bien dans un monde de peur, rempli de mensonges, comme des spectateurs ovationnant l’oppression en n’ayant d’égard ni pour le vrai, ni pour la conscience ? »
Murat Belge, Radikal, le 18 juin 2006
***
« Pierre Kropotkine notait : “Cela ne peut plus durer, ça finira mal, se dit-on de tous les côtés. Mais, de ces raisonnements paisibles à l’insurrection, à la révolte, il y a tout un abîme – celui qui sépare, chez la plus grande partie de l’humanité, le raisonnement de l’acte, la pensée de la volonté, du besoin d’agir (…). Par quel enchantement, ces hommes, que leurs femmes traitaient hier avec raison de lâches, se sont-ils transformés aujourd’hui en héros, qui marchent sous les balles et sous la mitraille à la conquête de leurs droits ? Comment ces paroles, tant de fois prononcées jadis et qui se perdaient dans l’air comme le vain son des cloches, se sont-elles enfin transformées en actes ? […]
Ce sont les sentinelles perdues qui engagent le combat, bien avant que les masses soient assez excitées pour lever ouvertement le drapeau de l’insurrection (…)”
En Tunisie, la sentinelle perdue s’est appelée Mohamed Bouazizi. En s’immolant par le feu publiquement pour protester contre la corruption, l’injustice et l’humiliation, ce jeune vendeur ambulant a embrasé toute la Tunisie. »
Jean Birnbaum, Le Monde 2, 22 janvier 2011, citant Pierre Kropotkine, L’esprit de révolte, éditions Manucius.
***
« Pour moi, une vérité ce n’est pas un jugement. Nous ne sommes pas dans la théorie classique de la vérité comme jugement qui correspond au réel, proposition qui est adéquate au réel. Nous ne sommes pas dans une théorie de la vérité comme adéquation, adéquation de la pensée du réel, etc.
Nous sommes dans l’idée de la vérité comme processus, qui développe, qui construit les conséquences d’une trace d’un événement.
[…] Une vérité est un processus originé dans la trace d’un événement et qui construit par étapes une vérité nouvelle. »
Alain Badiou, conférence donnée à l’Université technique nationale d’Athènes, 30 janvier 2008
***
« Hrant Dink est une norme en Turquie, une norme du juste, une norme de conscience. »
Cengiz Çandar, Radikal, 27 octobre 2010
***
« Les insurrections [dans les pays arabes] ont une dimension essentiellement morale, éthique. Elles expriment d’abord le rejet de cet autoritarisme dépravé, corrompu et corrupteur. Qui ne veut pas voir cela, qui ne veut pas comprendre que, quand on parle de morale, on parle de politique, se condamne à ne rien comprendre. C’est tout le sens du jeune Mohamed Bouazizi. Ce n’est pas l’attrait simpliste de la démocratie à la Bush qui fait son effet avec un peu de retard. Je suis sûr que Bush est honni, place Tahrir, en Egypte. […] La dimension morale va balayer l’ensemble des pays de la région. »
Ghassan Salamé, Le Monde, 8 février 2011.