« Le vivre ensemble est tel que nous le construisons, aujourd’hui. » Hrant Dink.
Une lutte à mort et un débat sont aujourd’hui lancés à travers l’ensemble de la société turque, parfois au plus intime des consciences politiques et morales entre ce qui, au final, relève de deux visions, deux compréhensions du monde contradictoires. Brève immersion dans l’écheveau des ces questions complexes et essentielles dont la projection sur l’Europe n’est qu’une question de temps.
Le déferlement de l’actualité la plus brûlante en Turquie depuis le début de l’année 2007 n’est pas sans évoquer la structure d’une veine d’ardoise. Les couches de roche et les dimensions en sont multiples, complexes, voire enchevêtrées.
Il y a le déchaînement des passions mimétiques et contradictoires, celui des nationalismes ou des identités exacerbées.
Il y a la lutte à peine entamée de ces passions placées sous le vocable de nationalisme / identitarisme / communautarisme et du désir démocratique de grand air, de liberté.
Il y a, en fait, sous-jacent à tous ces bouleversements l’affrontement souvent inconscient, mais pourtant réel, malgré son abstraction, de deux systèmes de pensée, deux systèmes d’idées, deux représentations aux prémisses contradictoires. Pour faire simple avant d’aller plus loin, nous les désignerons ainsi : une vision nationalo-conservatrice et une vision progressiste.
Mais avant toute chose, une petite question de méthode.
Le sens de l’action
Ce degré d’abstraction dans la lecture de l’actualité la plus immédiate présente deux avantages :
elle permet dans un premier temps de clarifier les positions et les enjeux des luttes en cours
elle permet ensuite de nous débarrasser de cette fâcheuse impression selon laquelle actualité et histoire ne seraient, en dernier recours, que le simple théâtre du déchaînement aléatoire ou déterminé (la main cachée ou la ruse de la raison) des passions : en présentant une alternative claire, même abstraite, en cela qu’elle permet d’éclairer le concret et le réel, elle nous offre la possibilité d’un choix, d’une décision. Bref d’une liberté. Et voilà bien ce qui importe le plus à tout défenseur ou promoteur de la démocratie : la possibilité d’un choix en conscience, comme celle d’une action, c’est-à-dire d’une projection, voire d’un pari.
En cela, le travail de la raison concerne moins l’exigence d’une vérité - que l’on sait souvent relative et changeante et dont les exigences, en politique, ne laissent que peu de place au choix, à l’action et à l’éthique, en fait à la démocratie [ les dictatures brandissent bien trop souvent une vérité comme source de légitimité ] - que la possibilité de la liberté.
La nécessité de la raison contre ces passions qui ravagent toute aspiration à la démocratie se présente donc comme une invitation, une béquille à l’action et à la liberté.
Pourquoi un telle introduction ?
Tout simplement pour en revenir à l’affrontement des deux systèmes annoncé plus haut et dont nous verrons qu’il pose également la question de la liberté et de la « vérité ».
Des deux systèmes qui, de manière sous-jacente s’affrontent ou courent à l’affrontement aujourd’hui en Turquie, il en est un qui s’appuie sur d’indéboulonnables vérités quand l’autre annonce des évolutions, brandit des espoirs mais aussi des points d’interrogation comme autant d’invitations à l’action.
La question n’est assurément pas turco-turque : elle ne cesse de parcourir de sa lame le corps même des débats politiques nationaux, en Europe notamment et dans le reste du monde sans aucun doute.
Mais commençons donc par nous placer dans ce contexte turco-turc où le débat d’idées est enfoui sous la déferlante de passions sociales et politiques contradictoires.
Prenons également deux noms parmi les intellectuels turcs les plus à même de symboliser cet affrontement : Baskin Oran, dont la présentation n’est plus à faire sur les pages de TE et Gündüz Aktan, un peu moins connu mais déjà publié ici et dont Murat Belge a pu dire, par le passé, lors d’une de leurs nombreuses joutes par éditos interposés dans les pages de Radikal « qu’il était l’une des, si ce n’est la, plumes intellectuellement les plus rigoureuses et les plus cultivées du camp républicain conservateur. » Diplomate de carrière, issu du sérail et fine fleur de la bureaucratie kémaliste, Gündüz Aktan, francophone et anglophone a connu une haute carrière diplomatique l’ayant conduit jusqu’à la direction des services du Ministère des Affaires Etrangères. Grand connaisseur de tous les dossiers diplomatiques turcs, éminent défenseur des « intérêts de la nation turque », il n’en est pas moins détenteur d’une vision du monde parfaitement formulée venant sous-tendre l’ensemble de ses prises de position.
Un constat : l’échec du « nation-building »
Elle est relativement simple ; étayée par tout un système d’arguments quant à eux plus complexes, à la fois sociaux, religieux, anthropologiques, culturels, etc…
Lucide, Gündüz Aktan constate que le processus de « nation building » (construction d’une communauté nationale) entamé il y a plus de 80 ans n’est toujours pas accompli en Turquie : en gros, il n’existe pas encore de nation turque. Il conviendrait donc d’en créer et d’en renforcer encore l’identité homogène avant de se lancer plus avant vers l’UE et des institutions supra voire postnationales.
Cette vision des choses sous entend deux choses étroitement liées :
la caractère incontournable et fondateur de la notion d’identité comme socle de la communauté politique : sans identité nationale fondant l’Etat-nation, point de salut. Voilà la priorité. C’est une position similaire que défendent aujourd’hui ceux qui s’opposent à la perspective de l’adhésion de la Turquie à l’UE au motif d’une identité « judéo-chrétienne + romaine » homogène, seule à même de permettre la fondation d’une communauté politique européenne (dont la plupart des opposants à l’adhésion turque ne veulent d’ailleurs pas. Allez comprendre !). Gündüz Aktan, on l’aura deviné, n’est pas un chaud partisan du processus de rapprochement de la Turquie et de l’UE. Doux euphémisme qui ne manque pas de laisser poindre une certaine convergence – pour ne pas dire une convergence certaine – des conservatismes…
la conception évolutionniste et quasi mécanique - positiviste et comtienne dans la plus grande tradition kémaliste - de l’histoire d’une civilisation astreinte à de grandes étapes obligées dans son évolution. Deux choses liées effectivement, tant la nation elle-même est issue d’un processus (c’est là le caractère éclairé du nationalisme d’Aktan, loin de la nation éternelle) et tant l’idée même de processus historique tout au long duquel se tiendraient diverses nations à des niveaux plus ou moins avancés de civilisation contribue encore à renforcer et maintenir les diverses identités.
En face, Baskin Oran. Le constat est identique : la Turquie est passée du féodalisme à des velléités de modernité nationale sans avoir jamais réussi à construire un espace national viable. Or aujourd’hui, voilà le monde – et donc la Turquie, pays on ne peut plus en prise sur les évolutions de celui-ci – au seuil d’une nouvelle phase de son histoire : celle du post-national, celle de la globalisation, celle en fait – analyse marxisante – d’un mode de production induit par un capitalisme global, celui des entreprises et du capitalisme multinational.
Or pour Baskin Oran, la démocratie même est appelée à changer de forme : celle qui se voulait homogénéisante au début du 20e siècle devient aujourd’hui une démocratie des différences. Echec du « nation-building » ? Certes. Mais les recettes d’antan ont échoué : le temps est venu d’en appliquer d’autres.
La nation homogène, la communauté politique cimentée autour d’une seule et même identité, imposée à tous (Kurdes, musulmans, laïcs, non-musulmans) le creuset de la liberté, en fait, une métaphore de l’ère industrielle a-t-elle encore lieu d’être à l’amorce de l’ère post-industrielle ? Ou bien la Turquie doit-elle conserver les modèles hérités d’une ère industrielle dont elle n’a assurément pas connu tous les développements notamment sociaux et politiques, à une époque et dans un monde où les temps ne sont plus scindés entre les nations, mais s’écoulent tous dans le lit d’une même globalisation ?
La question peut également se formuler de cette façon :
la troisième vague de globalisation que nous connaissons depuis les années 70 (après la découverte des Amériques au XVIe, 1re vague, puis l’impérialisme industriel de la fin du XIXe, 2e vague) rend-elle caduque, oui ou non, la nature du schéma historique classique de développement (féodalisme – société industrielle / Etat-nation) ?
Est-elle une nouvelle étape qui ne sera abordable qu’avec tous les acquis de la seconde, ou bien une nouvelle étape qui rend ces mêmes acquis (l’homogénéité de la nation) d’ores et déjà obsolètes ?
Pour prendre une comparaison d’ordre économique, les Etats en retard de développement doivent-ils aujourd’hui adopter une stratégie de remontée des filières industrielles en suivant le modèle historique de développement des premières nations industrielles, ou bien peuvent-ils d’ores et déjà intervenir sur les activités à haute valeur ajoutée, dont les pays industrialisés, avec le souci de se rassurer, s’attribuent le monopole ?
La globalisation actuelle n’est-elle qu’une ultime étape à laquelle devraient parvenir les nations ayant accompli « normalement » leur processus de développement, ou bien une étape, un stade ou une condition du monde actuel qui remanie de fond en comble cette ou ces notions de développement ?
Une « turquerie » européenne ?
Voilà les questions posées. Voilà l’affrontement des deux systèmes. L’un apporte toutes les réponses (Aktan). Il est d’un certain point de vue rassurant (l’un des moteurs mêmes du conservatisme) puisque l’on lit les évolutions du monde actuel selon une grille inchangée.
L’autre est tourné vers l’avenir (Oran), vers l’esquisse de réponses neuves à des questions posées : mais il tient et relève également du pari, de l’action et de l’engagement, incapable qu’il est aujourd’hui (et c’est heureux) de nous proposer un schéma établi de la forme que pourra prendre cette démocratie post-nationale qui vient.
Et Aktan de condamner ces doux rêveurs, ceux qu’ils qualifient de « libéraux », en voulant dire magiciens de la résolution des conflits, par ce qu’il apparente à des incantations vides de sens (la démocratie, les Droits de l’Homme, le modèle occidental, l’UE) tant qu’elles n’ont pas pour socle le granite d’une identité.
Mais on mesure ici aussi toute la signification et la portée qu’un tel débat pourrait avoir au niveau européen pour deux raisons très proches :
pour celle qui veut que si la question est posée dans le cadre de la Turquie, elle concerne en fait la réponse à apporter à un phénomène global et donc plus systématiquement turc. On voit comment justement ici cette idée d’un passage historique obligé par le stade de l’Etat-nation sous une forme accomplie, donc d’un cloisonnement des temps historiques propres à chaque communauté historique et culturelle – la Turquie ayant une temporalité politique propre, l’Europe une autre – semble d’ores et déjà caduque dans la situation du monde actuel : le processus de globalisation tendant à placer toutes les régions du monde sur un même plan historique / un plan synchrone de développement.
En somme, les réponses aux défis actuels ne sont pas encore formulées : elles restent à avancer. Mais les anciennes réponses ne semblent pas pour autant appropriées.
pour celle qui veut que si cette question est posée dans le cadre turc, elle n’en est pas moins d’une importance capitale pour ce qui est d’une UE qui voudrait penser le modèle démocratique que son avenir exige. Celui-ci sera-t-il pensable sous le jour de la conception d’une nation homogène et souveraine ? L’exercice d’une démocratie efficace et légitime à l’échelle continentale (Jacques Attali parle « d’hyperdémocratie ») pourra-t-elle se fonder sur le titre de légitimité des Etats-nations, à savoir celui des identités nationales ?
L’UE ne commandera-t-elle pas, au-delà bien évidemment d’une Europe des nations qui en est la négation même, de penser la démocratie comme celle des différences plus que comme celle d’un corps abstrait et homogène ?
On le pressent à ces quelques questions, le débat dont on cherche à préciser les termes en Turquie à l’heure actuelle, est un débat dont l’UE ne pourra pas, à moyen et à long terme, faire l’économie : la Turquie que l’ouverture au monde de par sa position géographique charnière et la relative fragilité de son Etat n’ont pas pu solidement préserver des vagues de la déferlante globale se voit contrainte aujourd’hui de remettre en cause les principes d’un modèle de modernité européen (celui de l’Etat-nation) qu’elle n’a pas pu, en son temps, appliquer correctement : elle est d’ores et déjà contrainte de penser, avec toutes les difficultés que l’exercice impose, par-delà celui-ci. Et c’est paradoxalement le retard de ce pays (l’échec du « nation-building ») dans le cadre de la phase précédente (celle de la modernité européenne des Etats-nations, des 19 et 20e siècles) qui, la rendant plus vulnérable que d’autres, la place en position pionnière.
Les pays européens bien à l’abri derrière les frontières et les institutions de leurs Etats-nations solides et démocratiques subissent les aléas de la crise et de ses bouleversements tout en faisant preuve d’une résistance accrue.
Mais viendra aussi le temps de penser ouvertement les différences pour ne serait-ce que sauver et faire vivre le flambeau d’un idéal européen, puis rendre au politique son efficacité et ses lettres de noblesse. Il s’avèrera alors que : ces questions ont déjà été formulées et problématisées dans ce que l’on s’évertue à considérer encore comme le tiers-monde.
la Turquie nous aura précédé dans la rénovation de l’idéal européen, aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui
l’idée même de son exclusion du club européen serait une atteinte à la conception d’une démocratie européenne fondée par-delà - ou mieux, entre - les références identitaires.
Le débat dont les termes s’esquissent aujourd’hui en Turquie fait plus que préfigurer celui vers lequel l’Europe se dirige cahin caha : il l’annonce. Et nous aurions beau jeu de renvoyer d’un dédaigneux revers de la main, les Turcs à leurs propres affaires : car ce linge sale qu’ils sont en train de laver, c’est la corvée à laquelle nous nous devons de ne pas échapper.