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Question arménienne : mémoires et fascismes

samedi 24 mars 2007, par Marillac

Dans les relations turco-arméniennes, le travail de mémoire et l’impératif de réconciliation sommeillent toujours sous la glace des haines réciproques savamment entretenues. Quittera-t-on un jour l’âge des condamnations péremptoires pour celui de la compréhension mutuelle ? Il faut, dès aujourd’hui, ouvrir des portes entre les deux sociétés.

Couverture - Être Arménien en Turquie - Hrant Dink

La perspective d’une démarche commune menée par des historiens arméniens et turcs aura fait long feu !!! Comment avons-nous pu être aussi naïfs ?!

Pourtant promise depuis plus d’un an par le directeur de l’Institut de recherche arménien Gomidas basé à Londres, Ara Sarafyan, un homme qui n’hésita pas en temps voulu à dénoncer les campagnes menées par la diaspora en faveur de la loi française de pénalisation de la négation du génocide, la perspective récemment ravivée d’une étude de cas historique turco-arménienne nous avait semblé crédible.

Son interlocuteur ? Le chantre des très officielles thèses turques sur le génocide arménien, le professeur Halaçoglu, président de la société d’histoire turque.

A l’heure de la première réponse, plutôt favorable de ce dernier à la sollicitation de M. Sarafyan, ce furent silence et stupeur dans les chaudrons du pire nationalisme diasporique. Allait-on vraiment s’abaisser à étudier des faits pour lesquels la Vérité est entière ?

Juste en face, de l’autre côté du miroir, les nationalo-chauvins de la cause anatolienne s’agitaient. Halaçoglu notre frère allait-il ainsi nous trahir ? « Il est d’ailleurs trop tard pour toute reconnaissance ou pour tout travail de mémoire : seul importe aujourd’hui une procédure judiciaire en bonne et due forme… » D’ailleurs, ces gens-là nous stupéfient : invoquant des sources historiques russes voire arméniennes à longueur de tribunes, ils tentent d’infirmer les thèses arméniennes sur le génocide en prétendant que le travail historique n’importe plus et que seule compte une possible décision de justice.

Soit. Que la course, habituelle, des événements viennent les rasséréner : Sarafyan ne fera pas le déplacement à Istanbul, faute d’avoir pu s’entendre avec Halaçoglu sur les conditions de l’étude historique à mener. La faute à qui ? Aux Turcs selon les publications nationalistes arméniennes qui viennent subitement de retrouver la parole sur un sujet qu’elles n’avaient pas trouvé bon d’évoquer au départ. Aujourd’hui les choses sont plus simples dans la mesure où elles peuvent aisément rentrer dans les cadres habituels de leur vulgate anti-turque : les Turcs sont des négationnistes et les descendants des bourreaux. La preuve, regardez encore ce qu’ils viennent de faire.

La faute aux Arméniens selon Halaçoglu pour qui les pressions de la diaspora sont à l’origine du revirement de Sarafyan. Possible. Mais quel crédit accorder à un homme qui, il y a dix jours, dressait le bilan démographique comptable de la manifestation pour les obsèques de Hrant Dink pour en évaluer le poids politique à l’échelle du pays !!!

Et peu importe en définitive que la responsabilité de ce nouveau blocage incombe aux Arméniens ou aux Turcs puisque, quoi qu’il en soit, c’est toujours la seule voie possible de la réconciliation, de l’apaisement dans la construction d’une histoire commune, si importante aujourd’hui pour les Arméniens de Turquie, qui est obstruée par les cris contraires de mémoires identitaires blessées. Puisque le grand perdant est encore une fois la paix contre les cris de guerre proférés de part et d’autre.

Une haine de l’histoire

Et voilà la question à se poser aujourd’hui : pourquoi tant de gêne partagée par les ultras de deux camps à l’annonce d’une possible étude historique menée en commun ? Pourquoi une telle haine de ce qui se tient dans les entrailles du sol anatolien et de son passé ? Pourquoi une telle peur de l’histoire et du travail de mémoire ?

Pourquoi ces gens qui en Turquie avancent des arguments et des documents contre les thèses arméniennes se prononcent-ils contre la nécessité d’un travail de mémoire qu’ils associent à une capitulation de ces démocrates qu’ils affublent du sobriquet de « libéraux » ? Pourquoi refusent-ils aux autres la possibilité d’une argumentation à laquelle ils recourent personnellement ?

Pour une seule raison : ils ne cherchent pas à rétablir la mémoire mais obtenir un verdict. Un simple mot. Génocide ou pas. Leur combat se réduit à cela : un mot ; une sanction. Leur vérité ne va pas au-delà : elle est un mur imposé par le juge et que l’on est dès lors en mesure de vous forcer à respecter quoi qu’il puisse signifier d’ailleurs au regard d’une histoire qui se construit ou de mémoires qui se rencontrent et évoluent.
Ces dernières semaines, avec le verdict rendu par la Cour Internationale de Justice de La Haye sur la nature non génocidaire de la politique menée par Belgrade en Bosnie entre 1992 et 1995, l’idée d’une décision de justice pour la question arménienne a fait un retour en force en Turquie.

Pourquoi préférer le mur d’un verdict, d’une décision de justice ?
Pour la possibilité très probable de voir le juge refuser de prononcer une quelconque condamnation pour insuffisance des preuves après l’avoir soumis à de longues séances de « noyage de poisson ».

Mais il y a plus. Il y a ce double espoir, conscient d’une part, de pouvoir ainsi prendre une revanche sur les allégations arméniennes et d’imposer à son tour une vérité contraire à celle affichée par le camp d’en face et ce, avec le soutien de la justice, et inconscient d’autre part, de poser un couvercle de fonte sur cette boîte de Pandore du travail de mémoire.

Boîte de Pandore parce que le souvenir et les douleurs ne connaissent ni frontières, ni identités. Et « qu’en apprenant à pleurer ensemble » (Fethiye Cetin), on apprend également à découvrir l’autre, son altérité, sa diversité (« masturbation intellectuelle » laissent entendre les pires nationalistes !) et à reconnaître ses fautes et ses imperfections, bref à remettre en cause les mythes de la candeur et de la bonté homogènes.

Car la réconciliation est plus complexe que la guerre et qu’elle nous place en face de faits têtus, dérangeants et inattendus, sa simple perspective faisant trembler la psychorigidité des fascistes du monde entier.

Alors, vite, vite, ne parlons de rien et faisons les taire ! Et surtout ne nous souvenons pas ! Nous avons encore des choses sérieuses à faire : construire dans le sang tout un Etat-nation pour lequel 85 ans n’ont pas suffi.

C’est un discours qui se laisse entendre aujourd’hui en Turquie : la société et les jeunes générations bougent, s’emparent de quelques souvenirs et surtout de la parole faisant craquer le vernis terne des évidences d’une idéologie qui a si bien su jouer le rôle d’équivalent fonctionnel de la mémoire. Mais celle-ci est aussi puissante et patiente qu’un rhyzome : et cela aucune idéologie n’y changera rien.

En Turquie, dites-vous. Mais quid de tous ces échos si proches dans le miroir arménien ?

Bis repetita. En apprenant à pleurer ensemble, on apprend également à découvrir l’autre, son altérité, sa diversité et à reconnaître ses fautes et ses imperfections, bref à remettre en cause les mythes de la candeur et de la bonté homogènes. Car la réconciliation est plus complexe que la guerre et qu’elle nous place en face de faits têtus, dérangeants et inattendus, sa simple perspective faisant trembler la psychorigidité des fascistes du monde entier. Alors, vite, vite, ne parlons de rien et faisons les taire ! Taxons les tous de négationnistes et faisons les condamner ! Et puis surtout ne nous souvenons pas ! Nous avons encore des choses sérieuses à faire : maintenir dans la haine l’identité de tout un peuple.

Cette haine, Hrant Dink en avait fait « le sang vicié par la présence de l’élément turc ». Qui a cherché à comprendre ? Pas les extrémistes qui y ont tous vu, et y voient encore, une insulte à l’identité turque : certains pour se rassurer sur l’existence d’un ennemi, d’autres pour ne pas voir qu’il parlait d’eux.

Les nationalistes les plus bêtes ne comprennent pas plus loin que le bout de leurs slogans. Les plus intelligents et donc dangereux, agissent en toute connaissance de cause maniant avec dextérité la fine et bruyante pellicule de leur novlangue identitaire pour réduire la mémoire, et par là, la vie au silence.

Mais soyons au moins sûrs de cela : si les sociétés décident de s’emparer de leurs vies, de leurs souvenirs, de leurs mémoires et de leurs identités croisées, alors ni les verdicts incertains, ni les lois maladroites ou les vaines incantations ne sauront résister. Leur frêle corset d’autorités bancales et extorquées finira par craquer de toutes parts pour se répandre en poussière dans les poubelles de l’histoire.

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