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Plongée au coeur de la société turque (1)

mardi 25 avril 2006, par Marillac, Neşe Düzel

© Turquie Européenne pour la traduction

© Radikal, le 27/03/2006

Mme Nese Düzel, journaliste au quotidien Radikal, nous livre ici une interview approfondie avec le sociologue Hakan Yilmaz qui vient de rendre les conclusions d’une enquête sur les représentations mentales et culturelles de la population turque.
Le regard sans concession du scientifique livre le portrait d’une société soumise à de profonds bouleversements, très attachée à la préservation de ses valeurs - celles de l’institution familiale notamment - et en proie à un double sentiment contradictoire d’admiration et de méfiance à l’endroit de l’Europe.

- Pourquoi Hakan Yılmaz ?

Connaître une société est chose difficile. Surtout lorsqu’il s’agit d’une société comme la société turque qui n’a pas pu encore trouver de réponse aux questions sérieuses qu’elle se pose au sujet de son identité, qui a vécu l’effondrement d’un Empire et a été confrontée à des notions très nouvelles.
Et en essayant d’en percer les mystères, nous nous affrontons à tant de contradictions, que nous peinons à comprendre laquelle des ces contradictions reflète l’identité fondamentale de cette société.
En s’intégrant peu à peu au monde moderne, le fait que la Turquie soit confrontée sur une période assez brève à des modes de pensée si nouveaux pour elle, que l’urbanisation expresse ait causé de tels bouleversements sociaux, que le changement soit si violent, tout cela fait que la connaissance sociale nous devient encore plus problématique.
Et puis lorsque chaque segment définit la société à sa convenance, c’est notre propre société qui commence à s’apparenter de plus en plus à un mystère. C’est une récente enquête sur les valeurs de la société turque qui nous montre combien les contradictions qui s’y trouvent sont plus nombreuses que tout ce que l’on pouvait croire.
Au cours de l’entretien que nous avons réalisé avec le professeur Hakan Yilmaz de l’Université de Bogaziçi (Istanbul), nous avons tenté de nous pencher sur la structure et les tendances de la société turque, alors qu’il vient de mener une recherche sur la question du conservatisme en Turquie : dans le cadre cette étude, il s’est entretenu avec 1650 personnes sur quelques 15 départements.


- Ce qui ressort de l’étude que vous venez de conclure c’est que nous sommes dépositaires d’une structure sociale très conservatrice. Quels enseignements en tirez-vous ?

Je ne dirai pas cela. Parce que, en fait, nous avons cherché à déterminer dans quels domaines cette société est conservatrice dans quels domaines elle ne l’est pas. Par exemple, lorsque nous avons débuté nos travaux, nous nous attendions à ce que le conservatisme en Turquie se présente à nous sous la forme de l’étatisme. Mais le conservatisme social s’est découvert comme celui de la famille. La Turquie d’aujourd’hui se trouve prise dans la tenaille de la mondialisation et de l’intégration à l’UE. Et l’Etat-nation se sent menacé lui-même. Nous pensions pourtant que nous allions trouver quelque chose dans cette étude en fouillant dans les thèmes développés par ceux qui défendent le chauvinisme, la coalition de la Pomme Verte ( coalition informelle de nationalistes de gauche ou de droite ; la pomme verte étant l’un des symboles du nationalisme grand et pan turc, ndlr), ou le nationalisme. Mais ce n’est pas ce qui en est ressorti. On a compris que ces mouvements et ces thèses n’avaient que peu d’échos sur une échelle populaire.

- C’est-à-dire que la société turque ne s’est pas révélée « étatiste » ?

Face à l’Etat nous sommes une société plutôt neutre. La société turque, lorsqu’il est question de la sphère politique ou de l’Etat, n’avance ni une volonté de fort conservatisme ni un profond désir de changement.

Le conservatisme de notre société se révèle lorsqu’il est question de la vie familiale, des relations homme-femme ou de la sexualité. Par exemple, si vous demandez : « quel est le plus grand désavantage de l’UE ? », on vous répondra que c’est le risque des atteintes portées à la vie familiale.

Personnellement, je mène des enquêtes en France et en Allemagne sur les raisons de leur opposition à l’adhésion de la Turquie. Et eux répondent que c’est une sexualité fondée sur des bases religieuses qui constitue entre eux et les Turcs le plus grand obstacle culturel. C’est-à-dire qu’en lui-même le foulard islamique n’est rien mais qu’avec ce même voile c’est une asymétrie homme-femme qui vient et qui s’oppose complètement à la culture occidentale. Et c’est un fait qui inquiète beaucoup les femmes occidentales. Les femmes françaises pensent que si une culture où la femme est si soumise venait à entrer dans l’Europe, à terme cela pourrait porter atteinte à leurs droits.

- Dans votre étude, nous voyons se dégager une société qui d’où que l’on regarde semble contredire ses propres valeurs. Commençons par le plus simple. Ils disent ne pas apprécier l’impudeur ou le dénudé. Mais ce sont les programmes people et magazines qui battent les records d’audience. Qui donc regarde ces programmes que la majorité n’aime pas ?

40 % des gens avouent ne pas être dérangés par des images impudiques. Ce peut être eux. Ou alors il peut y avoir une différence entre l’action et le discours. C’est-à-dire qu’il peut dire que ça le dérange mais qu’il le regarde quand même. Quand vous soumettez des réponses à choix multiple, la chose que vous apprenez, c’est la diffusion, la répartition d’une vision du monde ou d’un discours parmi la population. Si vous voulez en savoir plus sur l’action, vous devez mener des travaux ethnographiques, et en tant que chercheur, il vous faut pendant un temps vivre au milieu de ces populations.

- Bien...Les Turcs ne semblent pas apprécier non plus les hommes portant des boucles d’oreille, mais particulièrement dans les grandes villes, la plupart des hommes en portent. Serions-nous dérangés par nos propres jeunes ?

Oui. Cette société est dérangée par ses propres jeunes. Et à proprement parler, elle est inquiète de ce que la moralité des jeunes puisse s�étioler. Lorsque vous demandez : « à quoi l’UE peut-elle porter atteinte ? », on vous répond à la moralité de nos jeunes.

- La famille et l’Etat sont deux institutions auxquelles notre société accorde beaucoup d’importance. Mais les gens ne réagissent pas vraiment à l’apparition de bandes organisées au cœur de l’Etat. De quelle image d’Etat s’agit-il ?

Au cours de cette étude, il s’est avéré que, comme institution, l’Etat était bien moins important que la famille. A la question de savoir ce que vous souhaitez préserver, on vous répond la famille en tout premier lieu. Viennent ensuite, la religion, l’Etat et la nation. Cela peut être surprenant mais le groupe qui en Turquie souhaite le plus protéger la famille, sont les électeurs de gauche, ceux qui votent CHP(Parti Républicain du peuple). On aurait pu penser que sur ces questions, ce soit la droite et les segments religieux qui viennent en première position.

Tout cela parce que la famille est une institution traditionnelle. Ce peut être l’une des raisons qui rendent la famille si importante aux yeux des gens de gauche. Alors que les gens de gauche ont été pourchassés après le dernier coup d’Etat, la seule cellule qui leur ouvrit la porte fut la famille. Aujourd’hui, existe une solide culture familiale à gauche.

- Quelle est donc la représentation de l’Etat chez ces gens ?

Je répondrai à votre question en abordant la question de la citoyenneté. Parce que une personne voit un peu l’Etat au travers de la manière selon laquelle il se considère comme citoyen. Nous avons, dans le cadre de cette étude, procédé à une énumération des droits pour demander aux gens quels étaient ceux qui étaient inaliénables et ceux que l’Etat pouvait retirer ou mettre entre parenthèses en cas de besoin.
Ces questions visaient à éclairer le type de relations que vous entretenez avec l’Etat. En Turquie les gens sont sensibles à cette question des droits qui leur sont propres. Par exemple, le droit de vote, la possibilité d’être candidat, le droit de propriété, de liberté religieuse.

Mais ces droits, si ce sont, non plus des droits personnels mais ceux des autres, alors le Turc commence à les considérer comme les droits d’autrui et pense qu’ils peuvent être limités. Par exemple, il juge que le droit de libre publication de la presse est un droit de la presse.

- Il ne défend pas son droit à l’information ?

Il ne pense pas ainsi. « Moi je ne suis pas journaliste, je ne serai pas affecté par la censure », pense-t-il. Par exemple, le fait de parler librement des langues maternelles qui ne sont pas le Turc, est jugé par la majorité des gens comme le droit d’autrui. Quant à ce qui concerne le droit de ne pas subir la torture, 23 % pensent qu’elle peut parfois être utilisée.

Quant au sujet de l’homosexualité, il n’y en a que 37 % qui considèrent le droit d’exprimer librement ses préférences sexuelles comme un droit absolu. 58% pensent qu’il peut, en cas de nécessité, être limité. Parce que ces droits-là sont des droits qu’il estime ne pas lui être propres. Et ceci montre que nous ne sommes pas encore parvenus à une conception du droit à l’occidentale selon laquelle les droits d’autrui sont aussi sacrés et inviolables que les miens. Si un groupe de 20 % et plus est en mesure de dire que l’Etat peut réprimer la manifestation de celui que je vois comme un autre et qu’il peut le torturer, alors cela signifie que cet Etat peut enfreindre les lois et violer les droits.

- Pense-t-on que les fautes de l’Etat sont licites ?

Oui dans certains cas, nous les jugeons licites. D’ailleurs, le point sur lequel le processus de modernisation de la Turquie bute de la façon la plus évidente tient dans le fait que la notion de droit individuel n’est pas suffisamment installée dans notre culture politique. Et la raison en est pour moi ce que j’appelle le « syndrome du Tanzimat »*.

Car que nous dit-on sans cesse à propos du Tanzimat ? Nous avons donné aux chrétiens des droits que nous n’avions pas, et ceux-ci en se servant de ces droits qu’ont-ils fait ? Ils nous ont frappé dans le dos. Par conséquent, ce que nous retirons c’est que tu n’accorderas de droit à personne. Parce que le droit est une chose qui est exploitée.

Et c’est ainsi que se développe une sorte d’allergie à une telle conception du droit. Et cette attitude se répand dans tous les secteurs de la vie sociale. N’accorde aucun droit à ton enfant : il en profiterait. Pas à l’étudiant. Le droit, n’est pas vu comme le droit de l’homme mais comme quelque chose comme un privilège accordé d’en haut. Ce droit-là contient quelque chose de monarchique. Et l’endroit sur lequel nous butons c’est précisément celui-ci. C’est le syndrome des Tanzimat*. Nous sommes dans l’obligation de le dépasser. Nous n’entrerons dans l’UE qu’à ce prix. Parce que s’européaniser, c’est aussi faire place dans la culture sociale à la possibilité pour celui que l’on voit autre d’avoir des droits inaliénables.


*Tanzimat

© Traduction pour TE : François Skvor

© Radikal

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