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Ottomane success story

mardi 23 novembre 2004, par Marc Semo

Libération - 22/11/2004

Basées à Paris, Ece et Ayse Ege sont les créatrices aujourd’hui renommées de la griffe de luxe Dice Kayek. Un parcours emblématique de l’intégration réussie des Turcs en Europe, changeant l’image d’une immigration rurale et miséreuse.

Parquet de chêne et murs nus. Les fenêtres du show-room donnent sur les poutrelles d’acier et les briques d’une belle cour intérieure. œuvre de Gustave Eiffel, le bâtiment se dresse en plein cœur du quartier du Sentier. Pendues sur les portants, des robes aux lignes pures et aux détails raffinés, un galon brodé de fils de bronze, le liseré en dentelle d’un col bénitier. Collection après collection, la touche Dice Kayek enchante les chroniqueurs de mode qui saluent « un style féminin, impertinent et romantique traversé de subtiles réminiscences ottomanes mais jamais folklorique ».

Inséparables et complémentaires

C’est dimanche mais, comme à l’accoutumée, les soeurs Ege sont au travail. « Dans la haute couture, il n’y a qu’une seule division, la première, et dès le début il faut se mesurer au Real Madrid ou à la Juventus », explique Ece, la créatrice qui, comme la plupart des Turcs, hommes et femmes confondus, reste une fanatique du ballon rond. Ayse, elle, s’occupe de la gestion. Inséparables et complémentaires, l’une et l’autre ont la trentaine. Un gros client à peine débarqué de Séoul examine réjoui les modèles de leur dernière collection. Elles s’apprêtent à partir pour Tokyo. « Nous marchons très bien au Japon et en Asie, qui représentent aujourd’hui les marchés les plus compétitifs et les plus porteurs pour le luxe », souligne Ayse. Elles y font souvent les cover des magazines qui narrent leur carte du cœur (bistros, restaurants, galeries et monuments préférés) à Paris ou à Istanbul. Elles appartiennent désormais autant à l’une qu’à l’autre de ces deux métropoles. « De nombreux Français sont réticents à l’entrée de la Turquie dans l’UE parce qu’ils ne la connaissent pas. Ils nous voient comme un pays arabe et ils ne savent pas que dans la tradition ottomane les femmes ont toujours joué un rôle très important », expliquent en chœur les deux soeurs qui ont monté en France cette griffe pesant désormais quelque 3 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel.

La success story d’Ece et Ayse raconte les transformations de l’émigration turque. Longtemps ses gros bataillons furent composés de ruraux anatoliens et kurdes fuyant la misère ou la répression politique (lire ci-contre). Désormais, ce sont aussi des hommes d’affaires travaillant en interface avec leur pays d’origine lié depuis 1995 à l’UE par un traité d’union douanière. Les grands groupes industriels turcs ont pour la plupart pignon sur rue dans la capitale française où la Tusiad (Medef turc) a ouvert il y a quelques mois un bureau, après Bruxelles et Berlin. « Cette nouvelle immigration est à l’image d’une Turquie qui change très vite, beaucoup plus vite même que ses immigrés déjà installés en Occident depuis vingt ou trente ans », souligne Altan Gökalp, anthropologue au CNRS. En Allemagne, beaucoup d’immigrés de la deuxième génération montent leur propre boîte ou s’affirment dans la création artistique, sinon dans la politique. Ce phénomène commence aussi en France où l’immigration turque est plus récente et plus limitée, bien que Paris ait été depuis des lustres l’un des lieux d’installation préféré des élites ottomanes puis républicaines formées dans les lycées français.

« Un professeur fou de Baudelaire »

« Nous sommes un peu atypiques parce qu’il n’y a que peu de femmes créatrices et entrepreneurs dans la mode », reconnaissent les soeurs Ege. Leur installation parisienne est le fruit du hasard. Elles sont nées à Bursa, la première capitale ottomane sur la rive anatolienne de la mer de Marmara, dans une famille de la bonne bourgeoisie. Leur père avait jadis étudié à Genève mais c’est au lycée américain de la ville qu’il inscrivit ses filles, estimant que l’anglais était désormais un meilleur viatique. « Un professeur fou de Baudelaire m’a quand même donné l’amour du français », raconte Ece. Fascinée par les bijoux anciens, elle voulait partir étudier la gemmologie à Los Angeles. Trop loin : les parents mettent leur veto. « Un cousin qui étudiait à Paris m’a parlé d’Esmod (1). Au lieu des pierres, ce fut donc les tissus mais, quand on aime le dessin, cela n’est pas si différent », explique la créatrice. Ayse, elle, étudie le marketing pour travailler dans le tourisme. Mais, avec le grand boom économique turc de la fin des années 80, l’industrie textile commence à décoller. Elle débute donc dans l’une des plus grandes entreprises d’Istanbul, qui tente de se faire une place sur le marché nord-américain. « On inventait des noms de marque sonnant italien car l’image des produits fabriqués en Turquie était déplorable et souvent à raison. Les fermetures Eclair ne tenaient pas, les couleurs déteignaient. Il fallait rester la nuit dans les ateliers pour tout vérifier », se souvient Ayse, vite devenue une des managers du groupe.

Le grand tournant fut l’été 1991. Les deux soeurs sont en vacances dans la maison de famille au bord de la mer. Ece vient de finir l’école et rêve de créer sa propre marque à Paris. Lasse des navettes Istanbul-New York, Ayse veut changer de vie. Ece assure que sa première grande idée est née là en regardant la forme parfaite et lisse d’une feuille de magnolia : « Pourquoi ne pas orner une simple chemise de popeline blanche de feuilles, de fleurs ou de scarabées ? » Le savoir-faire local est d’abord mis à contribution : Nalan, une vieille femme travaillant à domicile dans une banlieue d’Istanbul, façonne les ornements de tissu. « Elle ne sort jamais de son quartier mais elle a le talent hérité d’un savoir-faire ancestral et, encore maintenant, quand je l’appelle pour lui demander d’inventer une rose vintage, elle me donne en quelques jours quelque chose d’extraordinaire », souligne Ece. C’est un artisan arménien du grand bazar d’Istanbul qui fabrique les carapaces en métal des insectes. Comme leurs amies adorent, les soeurs décident un an plus tard de présenter ces premiers modèles au Salon parisien du prêt-à-porter.

Des « people » parmi les fans

« Nous n’avions pas de nom et, à l’époque, l’idée même d’un créateur turc semblait totalement incongrue. Les organisateurs installèrent notre stand dans un coin perdu avec ceux des pays émergents fabriquant du coton bas de gamme », raconte Ayse. Mais le bouche à oreille fonctionne. Les commandes pleuvent. On leur demande aussi de créer « des bas qui vont avec ces hauts ». Dice Kayek naît, un nom formé avec les initiales des copines, toutes turques, partenaires de l’aventure. Ayse y met l’argent obtenu de la vente de ses parts dans l’entreprise textile qu’elle a quittée. En 1993, c’est le premier vrai défilé à l’Institut du monde arabe, intitulé « Mille et une nuits ». C’est l’ovation. Dice Kayek décolle. Les people suivent (elles disent compter parmi leurs fans Uma Thurman ou Agnès Jaoui). Ece Ege est désormais reconnue dans le club très exclusif des grands de la haute couture où s’illustrent déjà deux autres turcs d’origine, Rifat Ozbek et Huseyin Chalayan, l’un et l’autre installés à Londres.

Les soeurs Ege créent leurs modèles dans la capitale française et y organisent leurs défilés. Mais, pour leur ligne de prêt-à-porter Dice, elles travaillent avec l’Italie et bien sûr la Turquie. « Il y a maintenant des tissus de très bonne qualité car des entrepreneurs ont compris qu’il leur fallait se positionner sur le haut de gamme face à la concurrence chinoise. » Le Sentier ­ quartier de la confection au cœur de Paris ­ connaît la même mutation. Depuis le début des années 90, ouvriers et façonniers turcs ont été peu à peu remplacés par les Chinois sur le créneau du bas prix. Beaucoup d’ateliers ont fermé ou, pour les meilleurs, changé de catégorie.

Brillante styliste stagiaire à Dice Kayek, Eda Arar incarne ces bouleversements. Son père, Ali, était arrivé il y a trente ans de Topak, dans le nord-est de la Turquie, où il vivotait comme tailleur. Dans la capitale française, il monte un atelier rue de Rochechouart, travaillant en sous-traitance dans la confection pour dames. Il y a dix ans, après un accident, il décide de fermer boutique et de rentrer vivre au village une retraite bien méritée. Rapidement, Eda préfère revenir à Paris avec son grand frère, ne supportant pas « l’hypocrisie et la pesanteur de la tradition ». « J’étais la petite dernière de cinq frères et soeurs et j’étais la seule que mon père voulait pousser dans les études. Finalement, je suis la seule qui ait décidé de travailler dans la mode, peut-être à cause des souvenirs des bouts de tissus avec lesquels je jouais toute gosse au pied des machines à coudre. »

« Un complexe d’empire »

Elle a tâté du droit puis étudié le turc aux Langues O’ avant de finalement s’inscrire à Esmod. Dès le début avec l’idée bien arrêtée de faire ses classes à Dice Kayek, pour « placer la barre très haut. Un peu par revanche, pour montrer qu’en tant que Turque on peut faire de la création haute couture, mais aussi avec le sentiment de retrouver une famille », explique encore Eda, qui se dit néanmoins un peu perturbée de parler turc toute la journée.

Ce parcours n’a rien d’exceptionnel. « Les jeunes Turcs immigrés qui émergent comme créateurs ont toujours trouvé un soutien parmi les intellectuels ou grand bourgeois des élites turques installés en France », explique Stéphane de Tapia, du CNRS, spécialiste à Strasbourg d’une émigration turque très présente dans toute l’Alsace. A la différence de nombreux jeunes Maghrébins, ils n’ont pas cette relation de fascination-haine avec l’ancienne puissance coloniale. Les jeunes Turcs auraient plutôt un « complexe d’empire » ­ nourri par le passé de l’Empire ottoman ­, une certitude sur la grandeur de leur culture et de leur histoire, et une disponibilité à tout intégrer tout en restant soi-même.

Ainsi, Eda Arar, née à Paris, se sent « à la fois pleinement française et pleinement turque ». Elle ne sait pas si elle épousera un Français ou un Turc mais en tout cas elle enseignera le turc à ses enfants. Elevée par un père laïc convaincu, elle regrette de n’avoir pas suivi quelques cours à l’école coranique : « J’aurai mieux connu ma religion et donc mes racines, même si c’est pour m’en séparer. » Elle est des deux mondes, comme les fondatrices de Dice Kayek. Leur appartement d’Istanbul, dans le quartier résidentiel de Sisli, est meublé dans un style minimaliste et dépouillé. Leur intérieur parisien, près de Saint-Germain-des-Prés, cultive la nostalgie ottomane avec meubles anciens et calligraphies sur les murs.

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