Quart. L’attaquant de Villareal portera son équipe contre la Croatie, ce soir à Vienne.
Frappe limpide, presque trop belle. Petr Cech ne peut que suivre du regard le ballon taper l’intérieur de sa transversale pour mourir dans ses filets. Nihat Kahveci vient de qualifier la Turquie pour les quarts de finale d’un but somptueux à la 89e minute. Vingt minutes auparavant, la Turquie était encore menée par la République tchèque 2-0, ce qui l’éliminait de l’Euro. Nihat Kahveci, auteur du doublé final et capitaine de la sélection au croissant, croule sous la joie de ses partenaires. Pas la première fois que cela lui arrive : lors des deux ultimes rencontres éliminatoires face à la Norvège et à la Bosnie, c’est déjà lui qui avait planté les banderilles finales pour qualifier son équipe. En espéranto footballistique, il existe un nom pour ce genre de joueurs : match-winner.
Sauveur
Les Allemands ont eu Rummenigge, les Italiens Baggio, les Français Zidane. Les Turcs ont Nihat. L’ennui, c’est que sauveur est un métier compliqué. Pour affronter ce soir les méchants Croates de Bilic, la Turquie a une fois de plus misé la totalité de ses billes sur ce petit gars d’1,75 m. S’il donne satisfaction, Nihat pourra se présenter aux élections et rafler le pays sans faire campagne. S’il passe au travers, sa cote risque à l’inverse de tomber en flèche. Pour un joueur dont le nom, en turc, signifie « vendeur de café », c’est un peu fort de… Mais ce quitte ou double n’a pas l’air d’impressionner le joueur. « Nous avons déjà fait l’histoire et nous allons continuer, affirme-t-il. Nous avons mal joué contre la République tchèque et malgré tout nous avons gagné. Alors que va-t-il se passer lorsque nous jouerons bien ? » Voilà qui s’appelle positiver. Mais après tout, positiver, Nihat sait faire : depuis qu’il a commencé à taquiner la gonfle, sa vie n’a été que handicaps, souffrance et rédemption. Un vrai héros américain.
Au début de sa carrière, Nihat Kahveci a la malchance d’émarger sous les couleurs du Besiktas Istanbul, alors que les deux clubs les plus populaires - de la ville comme du pays - se nomment Fenherbace et Galatasaray. Pour gagner un semblant de popularité, il lui faudra attendre de s’exiler en Espagne. Son point de chute se nomme la Real Sociedad, l’équipe fanion de San Sebastian. Hélas, rien ne se passe. « Avant mon arrivée, il n’avait pratiquement jamais joué, il avait été opéré du ménisque. Du coup, au bout de six mois, les dirigeants voulaient le revendre au Besiktas. Je l’ai découvert au cours de la préparation estivale, et j’ai demandé à mes employeurs de le garder. C’était le dévoreur d’espaces qu’il nous fallait », se souvient Raynald Denoueix, qui prend le club en main en 2002.
Première résurrection, Nihat plante 23 buts sous les ordres de l’ancien coach de Nantes. Rechute, départ pour Villareal, près de Valence, nouvelle blessure, au genou cette fois. Puis renaissance. Cette saison, à la pointe de l’attaque du sous-marin jaune, Nihat a trouvé 18 fois les filets et terminé deuxième du championnat, derrière le Real Madrid mais au nez et à la barbe du FC Barcelone. Il en tire satisfaction, mais aimerait plus. « Si j’étais Brésilien, je serais vraisemblablement reconnu comme une véritable star du championnat espagnol », dit-il.
S’il était Brésilien, ou s’il se montrait plus. Car, sur le terrain, Nihat est souvent invisible, comme les trois matchs qu’il a joués pour l’instant dans l’Euro le prouvent. « C’est un joueur patient, calme, et qui sent bien les coups. Mais c’est surtout un très bon joueur sans ballon », estime Denoueix. Autrement dit, l’antistar. L’inverse d’un Cristiano Ronaldo. Pourtant, le joueur de Villareal sait tout faire : crochets courts, passes dans l’espace, frappes de loin. Le joueur turc le plus complet de l’histoire du pays, loin devant l’icône Hakan Sukur. « Il a l’instinct du buteur. C’est un joueur très fort devant le but », confirme Jérémy Bréchet, le défenseur français qui l’a connu à la Real Sociedad.
Gratin
A l’heure de faire basculer son pays dans le gratin européen, Nihat, 28 ans, se plaît à pointer les insuffisances des siens. « Nous devons mettre en place une approche plus moderne de la compétition. En Turquie, nous n’avons pas encore cette culture de la perfection. Pour la première fois, avant le match face au Portugal, nous avons utilisé la vidéo pour analyser le jeu de nos adversaires. Les autres équipes font cela depuis longtemps. Le football n’est pas un sport de cour d’école », prévient-il. Le signe d’une folle ambition ? Le syndrome de l’émigré qui réussit au pays ? Ou tout simplement le syndrome du grand joueur, qui ne supporte pas l’idée de perdre ? Pascal Cygan, coéquipier à Villareal : « Il a fait de bons matchs pour le moment, mais il va encore faire parler de lui. Nihat, c’est un mec qui sait et fait ce qu’il veut. » Un match-winner.