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Turquie : La fin du dogme kémaliste ?

mardi 15 juillet 2008, par Nükte V. Ortaq

La lutte d’influence entre l’Etat et l’islam ne date pas d’hier, comme le rappelle l’éclairage d’un éminent intellectuel. Mais le modèle imposé par Atatürk est usé.

La Turquie va-t-elle poursuivre son ancrage dans le camp des démocraties libérales ? La réponse sera donnée dans les prochaines semaines par la Cour constitutionnelle, appelée par le procureur de la Cour de cassation à interdire le parti au pouvoir (AKP, conservateur musulman), accusé de menées visant à détruire le régime laïque de la république turque.

Déjà, les mêmes juges ont donné un avant-goût de leur verdict en déclarant contraire à la Constitution, au début du mois de juin, la levée par le gouvernement de l’interdiction du foulard islamique sur les campus.

Cette offensive du camp laïcard kémaliste n’est que le dernier épisode d’une lutte d’influence pluricentenaire entre les mondes séculier et religieux. Le Pr Serif Mardin en sait quelque chose. A 82 ans, ce diplômé des universités Stanford et Johns Hopkins (Etats-Unis) a voué sa vie à l’étude des mouvements islamistes.

Au risque de provoquer l’ire de ses supérieurs, quand il rejoint, en 1954, la faculté de sciences politiques d’Ankara. « Ils me disaient à la fois que l’islam nous conduirait à notre perte et que l’on ne pouvait pas toucher à la religion ! » s’étonne encore Mardin en plissant malicieusement ses yeux bleus. « Si l’islam devait nous détruire, je voulais comprendre comment », dit-il.

Têtu, il commence à analyser le métissage de l’islam avec les traditions locales en Anatolie. Puis il mène des recherches sur la secte des Naksibendi, qui influença de nombreux hommes politiques, comme feu le président Turgut Özal ou le leader islamiste Necmettin Erbakan. On l’accuse alors d’en être membre...

Pour Rusen çakir, journaliste et fin connaisseur de l’islamisme en Turquie, si le Pr Mardin a été traité de la sorte, c’est parce qu’il a brisé un tabou en considérant l’islam comme un objet d’étude. Le kémalisme s’était toujours évertué à nier le rôle joué par l’islam dans la construction de l’identité individuelle.

Comme Tocqueville expliquait l’absence de tension entre l’Etat et la religion dans le Nouveau Monde par le fait que la société américaine n’avait pas eu à passer par une phase médiévale, Mardin soutient que l’Etat turc a développé au cours des siècles une relation originale à la religion, prenant soin de la tenir toujours à distance, ne fût-ce que « d’un millimètre », afin d’assurer la préé-minence de la bureaucratie. C’est certainement en partie là que réside le secret de l’exception turque. Ce « millimètre d’avance » s’est manifesté parfois violemment, par l’exécution de religieux, lors de révoltes en Anatolie. Cette prédominance de l’Etat est trop souvent ignorée en Occident, se plaint Mardin.

L’Etat turc a toujours pris soin de tenir la religion à distance

La défiance envers tout ce qui touche au religieux explique aussi peut-être pourquoi ce professeur de l’université Sabanci, à Istanbul, invité régulier de l’université Columbia ou de celle d’Oxford, et titulaire d’une chaire à l’Université américaine, à Washington, n’a jamais été admis à l’Académie des sciences turque.

Cela ne l’empêche pas de peser fortement sur les débats d’idées dans son pays. A l’occasion d’une récente réunion organisée par l’Association de recherches et de solutions sociales (Sorar), Mardin a de nouveau fait sensation en renvoyant dos à dos kémalistes et islamistes. Selon lui, les très fortes tensions agitant la société turque actuelle viennent de l’incapacité du kémalisme à dépasser son statut de simple projet politique de libération nationale.

A son sens, la faiblesse du kémalisme, idéologie sans profondeur, renvoie à son incapacité à définir une réelle philosophie sur le bon, le beau, le vrai... Appauvri, il serait en voie d’extinction au profit des valeurs traditionnelles, musulmanes et conservatrices, de la communauté locale, primitives mais élaborées des siècles durant. Un islam qui subit, lui aussi, des simplifications : les bigots ont pris la place des docteurs en religion, laquelle se trouve vidée de ses subtilités.

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Sources

Publié sur le site de l’Express le 19/06/2008 sous le titre « Turquie : La fin du dogme kémaliste ? »

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