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Littérature turque : lever les tabous à Istanbul

lundi 27 avril 2009, par Lisbeth Koutchoumoff

Le Salon du livre de Genève ouvre ses portes mercredi avec la Turquie comme hôte d’honneur. Rencontre à Istanbul avec trois écrivains qui mettent des mots sur les traumas du pays.

Les écrivains turcs seront à l’honneur au 23e Salon international du livre et de la presse de Genève qui ouvre ses portes mercredi. Ils seront une dizaine d’hommes et de femmes, romanciers, auteurs de polars, caricaturistes et traducteurs, à raconter, par leur seule présence, une histoire peu connue en Europe. Celle de l’incroyable pugnacité du milieu littéraire et intellectuel turc, de sa flamme créative, de sa foi dans la force et l’indépendance de l’esprit contre toutes les oppressions.

L’an dernier, c’était la Foire du livre de Francfort, la plus importante du monde, qui invitait la Turquie et s’avouait soufflée par la vague : 300 écrivains et éditeurs, avec en tête, bien sûr, Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature 2006, l’amoureux d’Istanbul qui lui préfère depuis peu les Etats-Unis, et qui prend régulièrement la parole sur les sujets à vif comme le sort des Arméniens durant la Première Guerre mondiale. Ou comme la liberté d’expression.
Dans son discours inaugural, tenu droit dans les yeux du président Abdullah Gül, l’auteur de Mon Nom est Rouge et du Livre noir rappelait que « l’habitude du gouvernement de poursuivre les écrivains et leurs livres demeure. L’article 301 du Code pénal continue d’être employé pour réduire au silence les écrivains de la même façon qu’il a été employé contre moi. Mais n’allez pas croire que les écrivains et les éditeurs se découragent pour autant ! » a conclu l’écrivain, saluant l’éclat actuel du marché du livre turc, dopé par une croissance jamais vue jusqu’ici. Le président, à l’aise, a applaudi à la fin.

En ce début avril à Istanbul, le soleil perce enfin après plusieurs jours de grisaille. La capitale économique et culturelle de la Turquie s’ébroue. Ne pas baisser les bras, disait Pamuk. L’expression semble avoir été inventée pour Müge Sökmen. A quelques rues de la place Taksim, cœur du quartier européen d’une ville à cheval sur l’Europe et l’Asie, la maison d’édition qu’elle a fondée en 1982 avec son mari et cinq autres amis étudiants s’étire sur plusieurs étages. Metis s’impose depuis vingt-six ans comme la plus prestigieuse maison littéraire du pays.

C’est la pause de midi. L’ambiance est feutrée jusqu’à ce que Müge Sökmen commence à parler et à rire. Quand Metis a été créée, la Turquie n’était pas encore sortie de sa descente aux enfers dont le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980 et les deux années de répression qui suivirent constituèrent le point d’orgue. Six cent mille personnes ont subi la torture. L’élite intellectuelle du pays est décimée. Toute vie artistique stoppée. Les écrivains réduits au silence. On peut concevoir période plus propice pour ouvrir une maison d’édition. « Nous avions raté la révolution, mais nous voulions résister et surtout maintenir vivant le débat intellectuel. » Avec une direction tournante pour éviter que les risques ne pèsent sur un seul membre du groupe, avec une équipe d’avocats de pointe pour contrer les procès, l’équipe traduit les récits d’opposants d’Irlande, d’Afrique du Sud et de Palestine. Les grands textes de l’Ecole de Francfort aussi. Le bouche-à-oreille assure la promotion. « Pour chacun des titres, l’avis de nos avocats était négatif. Mais nous décidions d’y aller quand même. » Vingt ans plus tard, face à des collègues éditeurs américains désemparés devant les menaces que le Patriot Act post-11 septembre faisait peser sur leur liberté de publier, Müge a souri et leur a dit : « Just do it. Publiez quand même. Et ayez de bons avocats. »

Une nouvelle génération

Depuis cinq ans, l’éditrice assiste avec bonheur à l’éclosion de cette nuée de nouveaux talents qui caractérise la scène littéraire actuelle. « Ils sont les enfants de celles et ceux qui ont subi le coup d’Etat. Je suis touchée par le regard qu’ils portent sur les événements que nous avons traversés et dont, souvent, ils ont subi les conséquences. Et puis, surtout, ils ont décidé de parler, eux. »

Parmi cette nouvelle génération, trois auteurs ont marqué les esprits dès leur premier roman. Chacun à leur façon, ils évoquent un besoin vital d’affronter les traumas historiques du pays, de lever les tabous et toutes les frontières.

Murat Uyurkulak, 36 ans, homme en colère. Deux romans coup de poing à son actif.

Les fenêtres panoramiques donnent sur les toits de Kurtuluç Sondurak, quartier grec franchement populaire, et sur le ciel qui est redevenu gris. L’appartement déploie des airs de vaisseau fantôme. « On oublie souvent les conséquences intimes des drames politiques. Leurs effets sur les enfants notamment. Ma famille a explosé suite au coup d’Etat militaire. » Murat Uyurkulak semble habité par un volcan intérieur. Il a écrit Tol (mauvais garçon en kurde), son premier roman, comme on pousse un cri. Sa langue argotique, très travaillée, a saisi les lecteurs à la parution en 2002. Tout comme l’évocation sans fard du coup d’Etat et de la guerre contre les Kurdes.

« Mes parents étaient des instituteurs modestes, des militants de gauche. Je me souviens très bien de la lumière dans leurs yeux et dans ceux de leurs amis lorsqu’il y avait des fêtes à la maison. Cette lumière s’est éteinte avec le coup d’Etat. Mes parents ont été torturés. L’horreur a détruit leur couple. Ils ont perdu la guerre face aux militaires. Que faire avec cet échec ? Comment y survivre ? Ce qui a le plus touché dans mon roman, je crois, c’est que j’affirme que la génération sacrifiée de mes parents avait raison de se battre. » Tol paraîtra en français cet automne aux Editions Galaade.

Ce roman n’a pas valu de procès à son auteur. Explications de Müge Sökmen, son éditrice : « Ce sont les auteurs de gros best-sellers qui sont menacés et, parmi eux, ceux qui ont capté l’attention de l’Occident et qui sont du coup perçus comme des agents déstabilisateurs du pays ou allez savoir quoi, explique-t-elle. Ces procès prennent une énergie folle et coûtent de l’argent, mais il s’agit plus d’un harcèlement que d’une réelle menace. »

Murat milite à son tour. Anarchiste-communiste, le meilleur des mélanges selon lui. Har, son deuxième roman, suit la transformation de la société multiculturelle de l’Empire ottoman finissant en un monde monoculturel. « Malgré les massacres et les persécutions, le rêve de l’élite kémaliste a échoué. Il reste, certes très peu, mais il reste quand même des Grecs et des Arméniens en Turquie. Il nous faut regarder nos traumas en face, reconnaître nos fautes envers les minorités du pays, nous débarrasser de nos fantômes. Ces dénis de l’histoire empêchent d’appréhender l’autre normalement, qu’il s’agisse des minorités ou des femmes et des homosexuels. Cela ne fera pas revenir les morts mais nous pourrons enfin commencer une nouvelle vie, nous débarrasser du contrôle des militaires sur le pays, nous défaire du nationalisme et de tous ces dirigeants stu­pides. »

Sema Kaygusuz, 36 ans, chamane, a écrit un premier roman plein d’écume.

La grand-mère joue un rôle capital ici. Chaque année, Sema Kaygusuz passait quinze jours chez elle à Samsun sur les bords de la mer Noire. Et l’écoutait dévider les légendes anatoliennes à spirales. Elle la regardait vivre aussi selon les rites alevis, ce mariage entre chiisme, soufisme et antiques religions des Turcs d’Asie centrale, soudées au rythme des saisons et des récoltes. Un culte suivi par un tiers des habitants du pays et cause récurrente de persécutions puis de discriminations. A la naissance de sa petite-fille, la grand-mère a planté un figuier. A la mort d’un oncle, elle a fait creuser une tombe supplémentaire pour accueillir le djinn qui le suivait. « J’observais ces deux tombes comme la démonstration d’une peine immense », se souvient Sema. Face à la grand-mère rêveuse, un père officier aux pensées de gauche qui se retrouve dès lors relégué avec sa famille dans des garnisons à la Dino Buzzati, aux confins du pays.

On comprend mieux le souffle qui s’échappe de La Chute des prières, son premier roman (Actes Sud, 2009). Avec une énergie de chamane, elle tresse un maillage de mythes inventés, puisés à la source grecque, mésopotamienne et anatolienne. Il y est question de l’initiation d’une jeune femme qui s’échappe petit à petit des malédictions familiales. Pour y parvenir, dans le vent violent d’une île de la mer Egée, le personnage réécrit la geste familiale. Sema Kaygusuz déploie alors cette écriture en boucles oniriques où chaque phrase semble porter en elle la suivante, où temps et espace se fondent, où les générations se dissolvent. L’intime multiplicité des êtres, tel est l’émerveillement nécessaire, loin de toute barricade officielle. Et la zone franche où s’élaborent les romans s’impose comme le terrain vague magique d’où peuvent naître toutes les libertés.

« Intérieurement, je me sens d’abord appartenir au monde et pas turque. Je ne veux pas non plus être limitée à la culture alevis. Ni voir mon univers défini par des concepts politiques. Mon enfance a été paradisiaque. Puis à 10 ans, je me suis retrouvée l’enfant d’une dictature, puis à 30 ans, citoyenne d’un soi-disant Etat de droit. »

Sema regarde le petit jardin qui se déploie devant son appartement au rez-de-chaussée. Bulle de calme dans le district de Besiktas connu pour son club de foot et son stade. Il est 16h, Sema a rendez-vous avec Birhan Keskin, jeune poétesse dont les vers résonnent de plus en plus largement en Turquie. Volontiers chamane aussi, lassée des rigidités désignées comme civilisées, Birhan aspire à un retour à la crudité barbare. Pour le moment, les deux femmes mangent des poissons tout juste pêchés dans l’estuaire de la Corne d’or. Le soleil fatigué vire au rouge. Les minarets se découpent dans la lumière bleue du soir. « J’ai la conscience aiguë d’écrire aussi au nom des écrivains de la génération précédente qui ont été réduits au silence. Nous traversons une période faste sur le plan culturel. Et sur celui des libertés aussi malgré tout. Je suis fière des écrivains de mon âge. Beaucoup de voix fortes,
indépendantes, montent.
 »

« La Turquie a besoin de l’Europe mais l’Europe a aussi besoin de la Turquie. »

Les pêcheurs s’activent sur le pont Galata juste au-dessus. La visite de Barack Obama a passablement perturbé le trafic tout au long de la journée. Et l’Europe, on y pense encore ? « La Turquie a besoin de l’Europe mais l’Europe a aussi besoin de la Turquie. Le peuple turc change très vite tandis que le système politique est englué dans une sorte de dictature molle. L’Europe demeure une chimère tant qu’on n’en sera pas sorti. »

Asli Erdogan, 42 ans, ex-ballerine, ex-physicienne. Auteure culte. A écrit six romans trempés de violence.

Retour à la place Taksim. La nuit est bien tombée. Les voitures tournent. L’avenue Istiklal à deux pas, longue avenue piétonne traversée par un tram 1900, résonne toutes boutiques allumées. Asli Erdogan a choisi un café bondé à côté du grand hôtel Marmara, rutilant de lustres géants. Ambiance branchée épuisante. « C’était un vieux café qui a été complètement refait. A la table, là au fond, le poète Onat Kutlar a été victime d’une bombe en 1995. On n’a jamais très bien su qui l’avait tué. Il y avait une petite plaque commémorative mais elle a été enlevée pendant les travaux de réfection. La Turquie se construit sur l’oubli. Et sur le déni, la pire violence que l’on puisse infliger aux victimes. »

A 24 ans, Asli Erdogan était une physicienne surdouée qui écrivait une thèse sur le boson de Higgs au CERN à Genève. « J’étais la seule femme dans l’équipe réputée la meilleure du monde. Le machisme, le stress, la compétitivité à outrance, j’ai vécu deux années d’enfer. »

Une nuit, elle rentre dans sa chambre de bonne à Genève, dans la Vieille-Ville, et écrit jusqu’au matin. Cinq mois durant, elle tiendra ce rythme. Boson de Higgs le jour, écriture la nuit. Cela donnera Le Mandarin miraculeux (Actes Sud, 2006), une nouvelle déambulatoire à l’écriture encore jeune mais où perce déjà cette violence intérieure, presque insoutenable, sa marque.

Retour en Turquie. La physique est mise dans un tiroir. Pour vivre elle donne des cours de ballet. Et tombe amoureuse d’un Africain. Elle découvre alors la communauté africaine d’Istanbul et les exactions qu’elle subit. Notamment, un camp de détention sauvage où des prisonniers s’entassent sans procès. Elle en fait sa cause. Au point de mettre sa vie en danger. Elle doit quitter le pays au plus vite. Un ami scientifique de Genève lui trouve in extremis un poste à Rio. Elle n’y reste pas longtemps. Danse encore, donne des cours de langue. Erre surtout dans la mégapole brésilienne. Rentre en Turquie et écrit La Ville dont la cape est rouge (Actes Sud, 2003), son chef-d’œuvre, flamboyante et sensuelle noyade dans Rio, qui lui vaut une reconnaissance immédiate en Turquie et au plan international.

Elle tient une chronique dans le journal Radikal. S’attelle à tous les sujets brûlants : lutte des Kurdes, tortures, conditions de détention, viols, etc. Elle intervient particulièrement au moment des grèves de la faim des prisonniers fin 2000 et début 2001. Radikal la remercie en mars de la même année. « Je ne comprends pas que la Turquie n’ait pas encore eu son grand roman sur le coup d’Etat, sur la guerre contre les Kurdes, sur les Arméniens. Les Latino-Américains le font. Pourquoi pas nous ? »

Les yeux d’Asli Erdogan lancent des lueurs habitées. Elle écrit en ce moment. Un roman sur la torture. Fille de torturés, ce sera la première fois qu’elle aborde de front la question. « J’ai grandi dans un milieu familial violent. Mon père est de gauche mais il est nationaliste. Il est en guerre ouverte contre moi depuis que j’ai signé la pétition sur les Arméniens et les Kurdes. » Depuis qu’elle écrit son roman, des douleurs effroyables ont surgi dans sa nuque.
Diagnostic : quatre hernies discales qui l’empêchent de tenir sa tête droite. Des mois de traitement. Avec quinze ans de retard, les violences policières qu’elle a subies juste avant son départ pour Rio irradiaient son corps. « Cela veut dire que mon livre touche juste, c’est plutôt bon signe. » On remarque alors une petite minerve posée sur la table. « Au bout d’une heure assise, je dois la mettre. » Ce ne sera pas nécessaire. Elle sort, happée par les bruits de Taksim. Asli Erdogan va retrouver les cris qui ne cessent de strier l’écriture de son roman. Elle va marcher peut-être un peu d’abord. Le long du Bosphore qui scintille, beau à pleurer.

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Sources

Source : Le Temps, avril 2009

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