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Le voile et le juge

mercredi 1er mars 2006, par Etyen Mahçupyan, Ismet Berkan, Marillac


© Turquie Européenne, le 01/03/2006 pour le commentaire et la traduction
© Radikal, le 14/02/2006
© Zaman, le 24/02/2006

Marqueur identitaire fort aussi bien en France qu’en Turquie, le voile islamique n’en finit pas de polluer le débat politique turco-turc, sans cesse ramené à une irréconciliable opposition entre « modernisme » et « archaïsme », « islamisme » et « laïcisme ». Brandi comme une atteinte au régime républicain, il empêche toute approche pragmatique du sujet. Dernière saillie en date, celle du Conseil d’Etat qui devait refuser la nomination d’une femme à la fonction de directrice d’école au motif que celle-ci revêtait le voile dans sa vie privée. Et ce sont ici deux éditorialistes et intellectuels de gauche peu suspects de complaisance islamiste, Ismet Berkan et Etyen Mahçupyan, qui dénoncent les décisions idéologiques d’un juge administratif validant une discrimination au nom des valeurs de démocratie et de laïcité. La question est alors posée de savoir de quel côté se tient véritablement l’archaïsme...

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Recep Tayyip Erdogan (Premier ministre) :
- « Et bientôt ils se mêleront de la vie privée des gens... »

(phrase prononcée après la décision du juge d’invalider la nomination au poste de directrice d’école d’une femme portant le voile en dehors de sa vie professionnelle)

© Emre Ulas, Radikal, le 13/02/2006


Etat moderne et état idéologique,
Par İsmet Berkan

© Radikal, le 14/02/2006

Vous connaissez la décision très controversée du Conseil d’Etat qui a consisté à trouver normal qu’une institutrice se voilant dans sa vie privée ne puisse pas devenir directrice d’école. Cette décision, comme il fallait s’y attendre a été copieusement critiquée par de nombre de personnes et de groupes et continue de l’être.
En dernier lieu, suite aux critiques du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et de son ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gül, le Conseil d’Etat devait se fendre d’une déclaration dans laquelle il faisait savoir que « les critiques avaient outrepassé leurs limites ».
Que le Conseil d’Etat se mettent à aborder des sujets politiques au lieu de discuter de ses décisions n’est pas particulièrement chose réjouissante. Il convient également d’accueillir ordinairement les réactions politiques des politiciens à des décisions dont le contenu est politique.

Et oui, parce que pour moi la décision rendue par le Conseil d’Etat est bien plus politique que juridique. La chambre en question du Conseil d’Etat a produit un commentaire politique et a manifesté sa préférence politique. Si la République de Turquie n’avait pas été un état de droit mais un Etat doté d’une idéologie officielle, cette décision du Conseil d’Etat aurait été accueillie normalement par tout le monde.

Oui, la laïcité est bien ce qui sous tend la démocratie en Turquie, l’une des conditions sine qua non de la continuité du régime démocratique mais d’un autre côté elle est aussi une chose relativement technique et mécanique. Il n’y a aucune nécessité de faire de ce principe de laïcité dont on connaît bien les limites et le champ d’application, et bien quasiment une religion séculière ou bien une idéologie devant laquelle doivent céder toutes les volontés.
Le même Conseil d’Etat a jugé, par le passé, que « le rôle des Universités en Turquie était de former une jeunesse kémaliste ». Non, dans aucun pays que l’on puisse citer en exemple, la mission de l’université n’est de former des étudiants représentants une vision politique particulière. La mission de l’Université est de produire du savoir et d’enseigner. C’est tout.

Dans des pays qui ne manifestaient pas même le besoin de dissimuler leurs dispositions totalitaires comme l’Union Soviétique, on prétendait d’abord que le Marxisme léninisme était une science avant de confier aux universités la mission de former des jeunes marxistes léninistes. Malheureusement, le Conseil d’Etat en Turquie n’est pas au nombre des citadelles du droit.

Lorsqu’au c�ur des décisions entrent en jeu des sujets sensibles comme les libertés, les privatisations, la laïcité, l’étatisme ou le kémalisme, on ne peut pas dire que le Juge administratif suprême soit en mesure de produire des décisions qui magnifient la pratique du droit. Malheureusement tout le monde peut constater que sur de telles questions, c’est plutôt le droit que l’on force.

Dans la constitution turque, il n’est pas la moindre allusion à la nécessité de veiller à une idéologie officielle, à une opinion politique d’Etat. Mais certains et certaines institutions agissent comme s’il existait une idéologie officielle qu’il s’agirait de défendre ; et ils prennent des décisions juridictionnelles en ce sens.
Les gens peuvent s’habiller comme ils le souhaitent dans la rue. La mesure de ce qui peut se vêtir et de ce qui ne se peut pas relève de la morale sociale...
Et l’Etat, ne peut pas faire de discrimination, établir de privilège parmi ses fonctionnaires en fonction de comportements privés (en dehors des titulaires de certaines fonctions sensibles au statut bien particulier). La décision controversée du Conseil d’Etat est une décision qui autorise l’Etat à pratiquer la discrimination et c’est bien à ce titre qu’elle est critiquée d’ailleurs.

© Radikal, le 14/02/2006


Quoi que dise le Conseil d’Etat,

Par Etyen Mahçupyan

© Zaman, le 24.02.2006

On peut constater, de par ses réactions, combien le fait que les jeunes diplômés des lycées professionnels et les femmes portant le voile puissent occuper un poste de la fonction publique peut déranger le Conseil d’Etat qui ne les trouvent pas conformes à une Turquie « démocratique et doté d’un état de droit laïque ».
Quoi qu’il en soit la fadeur de son exposé des motifs de la semaine passée, tout en suscitant une déception, a créé autant de désespoir qu’il a mis en évidence la conception du droit et de la démocratie selon le Juge en Turquie.

Le seul point auquel essaye de se raccrocher le Conseil d’Etat est l’article 138 de la constitution. Selon cet article, toute intervention pouvant influer sur la décision du juge, et toute expression d’une opinion sur ce sujet est proscrite durant la procédure juridictionnelle. Selon le Conseil d’Etat qui considère cet article comme une sorte de refuge, la dernière décision de justice concernant le voile islamique constitue un des points intermédiaires d’une procédure qui n’est pas encore complète. Le Juge suprême qui a trouvé la procédure administrative conforme au droit devait casser les décisions prises précédemment par le juge mais tant que les parties n’ont pas épuisé leurs voies de recours, on ne saurait considérer la procédure comme close... C’est la raison pour laquelle le Conseil d’Etat ne devait pas se contenter de juger les réactions à sa décision comme non conforme au droit mais devait également défendre la position selon laquelle elles n’avaient rien de démocratique.

Parce que selon le Conseil d’Etat, le plus haut point du démocratisme réside dans l’indépendance du Juge et cette indépendance est protégée par l’article 138 de la Constitution. Par conséquent, les critiques qui, du point de vue du juge administratif étaient assez fortes, manifestaient les intentions de ceux qui le perçoivent comme un adversaire politique « d’offenser sa personnalité morale ».

Quel type de république ?

Cette langue à laquelle recourent les institutions d’Etat lorsqu’elles se sentent coincées n’est aujourd’hui plus étrangère à qui que ce soit...Ce discours qui tend à identifier ses propres dispositions avec la personnalité morale des institutions, est utilisée à dessein dans le but de légitimer les préférences idéologiques que contiennent nombre de décisions par l’onction de l’immunité institutionnelle. Quant au mode d’auto protection des institutions par les lois face aux évolutions et demandes sociales, elle est la cause du maintien à l’ordre du jour de la question de savoir à quel type de république nous avons affaire en Turquie.

D’ailleurs, le juge a plutôt tendance à interpréter son indépendance comme un sorte d’immunité.
Or cette indépendance du juge conçue comme l’une des pierres angulaires de la structure démocratique est relative, ainsi qu’il est précisé dans l’article 138, à la prévention de toute intervention de l’exécutif dans les décisions de justice. Mais la demande de soustraction d’une décision singulière et obtuse aux réactions de la société ne rentre assurément pas dans le cadre de la préservation de l’indépendance de la Justice.

L’explication fournie par le Conseil d’Etat ne brille pas non plus sur le plan de la logique.

-  En premier lieu, s’il est avéré que les critiques sont contraires au droit, alors il est certain qu’il doit exister contre celles-ci un recours juridique. Pour le dire plus simplement, le Conseil d’Etat devrait être en mesure de lancer des poursuites judiciaires à leur encontre.

-  En second lieu, on ne peut pas prendre très au sérieux la thèse selon laquelle les critiques en question ne seraient pas démocratiques parce que l’indépendance de la Justice constituerait le summum de ce que peut être la démocratie. Parce que la démocratie est liée au mode de décision sociétal, et non au statut légal de la structure institutionnelle. Dans une dictature, une plutôt satisfaisante « indépendance du Juge » est tout à fait possible... Particulièrement si l’approche idéologique du juge correspond à celle du dictateur.

Et on ne peut pas dire que la fondation d’un ordre institutionnel se conformant au prototype structurel d’un Etat démocratique et que l’on fait fonctionner sur un mode autoritaire soit une situation inconnue chez nous...

Ni une république ni une démocratie fondée sur une conception autoritaire de l’exercice du pouvoir, ne peuvent pas apparaître comme démocratiques du simple fait qu’elles ont été placées dans un cadre juridique qui a recours à ces concepts. Bien plus dans ce type de système, l’indépendance de la Justice peut revêtir un sens qui peut l’éloigner encore un peu plus de la société. De cette façon, le Juge qui doit bénéficier de la garantie sociale contre le pouvoir exécutif, peut être facilement instrumentalisé comme une garantie de l’exécutif contre les demandes sociétales, voire se considérer, en devenant lui-même une sorte de pouvoir exécutif, comme le principal opposant au pouvoir exécutif...

© Zaman, le 24.02.2006

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