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Le retour de la question kurde : opportunité démocratique ?

mercredi 5 avril 2006, par Marillac

Face aux violences dans l’Est du pays et à la « résurgence » de la question kurde, quelle peut être la réaction de la société civile turque ?

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Les évènements qui, depuis quelques jours secouent le Sud-Est de la Turquie à majorité kurde, apportent avec eux le souvenir des années de plomb qui furent celles de cette « sale guerre » des années 80 et 90 entre le PKK (parti séparatiste kurde) et les forces de sécurité turques.
Consécutive à l’arrestation du leader kurde Abdullah Öcalan, l’accalmie de ces dernières années, qui n’a pas peu contribué aux réformes et au changement d’atmosphère politique en Turquie, n’aurait-elle été qu’illusoire pause dans la répétition incessante des violences qui ont toujours caractérisé la question kurde depuis les années 20 en Turquie ?
Nous pourrions aisément le croire en nous laissant aller au pessimisme.

Monopole du PKK

- D’un côté, le PKK qui n’a pas désarmé et maintient sous les armes quelques milliers d’hommes entre l’Irak et la Turquie a rompu unilatéralement, en 2004, le cessez-le-feu observé depuis 1999 et semble bien décidé à ne pas jouer le jeu d’une démocratie qui pourrait sérieusement écorner son quasi-monopole de la représentation des populations kurdes. Par cette démonstration de force, il entend bien mettre un terme aux appels à la paix lancés par les élites kurdes rassemblés dans le Parti pour une Société Démocratique (DTP) et lui dénier toute marge de man�uvre politique.

- De l’autre côté, qu’il est triste d’avoir à constater que seul le leader du Parti du Mouvement Nationaliste (MHP, extrême droite), Devlet Bahçeli ait eu le courage d’appeler à la responsabilité et au sang froid civiques face à ces évènements : première en Turquie, le leader du DTP, Ahmet Türk s’est fendu d’une louange à M. Bahçeli, déplorant par là même l’inutilité du parti de l’opposition « sociale démocrate » (CHP) dans la formulation de politiques alternatives sur la question kurde, comme l’immobilisme et le refus réitéré du dialogue par un gouvernement AKP (centre droit) dont les premiers mots ne furent qu’avertissements en direction du maire de Diyarbakir, Osman Baydemir (DTP).

Il serait presque « amusant » de constater comment l’AKP joue la carte d’un discours musclé pour ne point trop en céder au MHP, alors que ce dernier ne cesse de confirmer son lent glissement au centre. C’est dire tout l’espace laissé à un discours de gauche crédible, comme, et ces questions sont inextricablement liées, aux démocrates turcs et kurdes dans leur recherche d’une issue négociée à un problème né avec la République de Turquie.

De part et d’autre, ce ne sont que calculs cyniques.

En prévision des élections de 2007, l’AKP, plus soucieux de ne pas perdre trop de sièges que de multiplier et renforcer les ressorts démocratiques du pays, a laissé tomber toute velléité de réformer un système électoral inique : loin d’en supprimer le barrage des 10 %*, l’état-major d’Erdogan réfléchit à la possibilité de le rendre plus incontournable encore, dans le but de barrer la route à des candidats kurdes indépendants (25 sièges sont en jeu) et l’ouvrir à l’AKP, les deux grands concurrents dans le Sud-Est anatolien. Ce qui signifie rien de moins que l’asphyxie politique pour les démocrates kurdes ; et le triomphe pour le PKK.

Le PKK, de son côté, a parfaitement conscience de ce que dans le contexte d’une période pré-électorale, il détient la possibilité de peser sur l’agenda, voire le destin du pays et donc, de s’imposer comme un « interlocuteur » incontournable. En jouant la carte de la confrontation et de l’agitation kurde, il se sait en mesure de provoquer, en cas de persistance et d’aggravation des évènements, des élections anticipées dont le gouvernement prendrait la décision pour ne pas laisser trop d’espace aux discours nationalistes du MHP.

La voix de la société civile

Pourtant le pire n’est plus aussi sûr que par le passé : trop de choses ont été dites, ont pu être dites ces dernières années qu’on ne pourra plus empêcher ou taire. Un processus a été engagé, désormais irréversible. Les trois dernières années et les réformes de cette période d’accalmie ont été mises à profit par les médias et une société civile émergente qui ne manquera plus de souligner l’inanité de l’obsession sécuritaire ni de placer le pouvoir en face de ses responsabilités : entamer un dialogue même minimum avec les élites politiques kurdes locales ; aborder la question kurde de façon globale et dialoguée en cessant de considérer la démocratie comme le seul octroi de droits plus ou moins importants : c’est le temps du dialogue, des compromis et des avancées qui, initié au sein de la société civile, ne manquera pas d’éclairer la lanterne des politiques.

Et quand bien même les autorités persisteraient, pour des raisons diverses, à jouer le pourrissement de la situation, l’espace désormais irrémédiablement ouvert à la parole démocratique, ne peut que favoriser l’élaboration de projet alternatifs non pas portés par un parti ou une autorité mais bien par une base civile. C’est peut-être bien là dans l’incapacité des politiques de gauche comme de droite de se faire les porteurs d’inventions démocratiques, que peuvent se dessiner les contours de la première alternance démocratique et populaire en Turquie.

- Les réformes des deux ou trois années précédentes en ont créé les conditions avec une inédite libération de la parole en Turquie.

- Les évènements qui secouent les villes kurdes de l’Est de la Turquie créent l’occasion : il n’appartient qu’aux intellectuels kurdes et turcs de la saisir pour bâtir et lancer une plate-forme que les penseurs et précurseurs de la social-démocratie en Turquie ont longtemps appelé de leurs v�ux, à l’instar de Aydin Güven Gürkan ou de Murat Belge **. Une plate-forme démocratique kurdo-turque aborderait de front les questions d’une démocratie viable, des droits de l’homme comme de la citoyenneté et des identités.

Il n’est à cet égard pas innocent que ce soit un homme comme Murat Belge qui se soit le premier fendu d’un appel aux intellectuels kurdes, conscient des possibilités nouvelles qui s’offrent à toute une mouvance de gauche démocrate aujourd’hui latente parmi la société civile.

Car c’est bien aujourd’hui, face à ces défis majeurs, qu’une base sociale démocrate peut se construire transversalement à toute la société turque, dont la structuration politique procèderait naturellement à terme de la maturité sociale.
C’est bien aujourd’hui que se dessine la belle promesse d’une gauche turque moderne et réformiste, animée par la défense des droits fondamentaux, le sens le plus profond de la démocratie et du compromis et non par la révolution et la rupture. Le chemin est certes encore long, mais c’est aujourd’hui dans des conditions neuves et face à un problème aussi vieux que la Turquie moderne, la question kurde, que peut se bâtir la possibilité d’une alternance démocratique viable en Turquie.

Que le gouvernement ne se saisisse pas de cette chance ne surprendrait guère : mais la société civile peut désormais s’en emparer pour son propre compte. Et c’est pourquoi loin du pessimisme, peut-être faut-il considérer les crises que traversent la Turquie aujourd’hui comme autant de phases de maturation pour la démocratie dans ce pays.


* Le système de barrage fait qu’un parti qui ne dépasse pas 10 %, au niveau national, ne sera pas représenté au Parlement, même s’il est majoritaire dans certaines circonscriptions : ce qui permet, pour l’essentiel, d’éviter l’élection de députés d’un parti « pro-kurde ». La parade consisterait à présenter des candidats indépendants, hors partis : c’est contre cette parade même que l’AKP cherche à trouver une solution, car il est bien évident qu’il perdrait par là plus de 20 sièges.
L’autre solution consisterait à profondément remanier une loi électorale selon une procédure qui nécessite une majorité des deux tiers à l’assemblée, soit le soutien d’un parti d’opposition le CHP dont l’objectif n’est pas de gouverner mais de jouer à faire et défaire les coalitions et pour lequel, donc, le système actuel est le meilleur.

** Murat Belge est un nom connu des habitués de ces pages. Il a rendu hommage à M. Aydin Güven Gürkan, décédé il y a peu, l’un des leaders et des penseurs d’une social-démocratie jusqu’à nos jours impossible en Turquie. Il raconte :
« Nous avions décidé d’organiser quelques réunions afin d’évaluer le potentiel de l’entreprise dans laquelle nous nous lancions (la création d’un parti social-démocrate, ndlr). La première réunion fut pour ainsi dire une réunion quasi exclusivement kurde.
Une semaine plus tard, Aydin Gürkan abordait la question de façon très franche : « nous n’allons pas nous plaindre de ce qu’il y a trop de Kurdes. Il doit y en avoir. Et s’il pouvait y en avoir plus encore. Parce qu’il est clair que l’un des principaux domaines d’action de ce parti doit être l’ouverture d’un débat démocratique sur cette question kurde précisément. Le problème n’est pas qu’ils soient présents mais bien que les autres ne le soient pas. On trouve dans ce mouvement des personnalités du monde syndical. Mais les ouvriers ? Des ouvriers sont venus mais sous l’étiquette des travailleurs kurdes. Où sont donc les femmes ? Les représentants des mouvements civiques et démocratiques ? » Toutes ces remarques étaient fondées et pertinentes. »
(Radikal, le 28/01/2006)


Pour aller plus loin :

- Le point sur les émeutes dans le Sud-Est de la Turquie

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