Petit matin. Avec Feyhan, ma compagne, nous lisons les journaux. Gros titre dans Taraf : “les Kurdes vont proclamer l’autonomie”. (25.06.10). Feyhan se tourne vers moi avec un regard d’incompréhension. Les mairies tenues par le BDP (Parti pour la Paix et la Démocratie, pro-kurde) ont décidé que “l’on lutte pour rompre totalement la dépendance vis-à-vis de l’Etat central”. A cela vient s’ajouter la déclaration de l’un des leaders du PKK, Cemil Bayik : “ nous voulons résoudre la question kurde sur la base d’une autonomie démocratique. Si l’Etat turc s’oriente vers cela, alors nous la réaliserons avec lui. Sinon, nous trouverons toujours une solution. Nous proclamerons bientôt cela officiellement.”
J’ai dit : “ce n’est pas nouveau, ils ont raison sur le fond. Mais la formulation revêt toujours une certaine importance. L’autonomie est une chose, l’indépendance, une autre. Le “’faites ça, sinon...’” est plutôt dissuasif. Il en va ainsi lorsque les gens ne connaissent pas les formes requises ou lorsqu’ils cherchent la bagarre.”
En vérité, cette question de l’autonomie a pour la première fois été évoquée par les Kurdes en octobre 2007 lors d’une réunion du DTP (parti pour une société démocratique, prédécesseur, interdit par la Cour constitutionnelle, du BDP) à Diyarbakir : “le drapeau commun et le turc comme langue officielle, OK. Mais au lieu de cette définition de la citoyenneté fondée sur l’emploi du mot ”Türk (“turc), il nous en faut une fondée sur la locution “Türkiyeli” (de Turquie, né et vivant en Turquie), terme qui comprendrait toutes les identités culturelles de notre pays. Il faut également donner des compétences nouvelles aux collectivités locales en fondant de 20 à 25 assemblées régionales. Il nous faut mettre en œuvre une autonomie démocratique.”
Le fond de la chose et les impératifs de la charte
Primo, j’ai parlé avec le vice-président du BDP Demir Celik, chargé des collectivités locales. Il me dit alors que l’expression “totalement indépendant” n’a jamais été employée, qu’il s’agit d’une pure interprétation journalistique.
Deuzio, Il est évident que cette autonomie que réclament les collectivités kurdes, elles la réclament à l’échelle de toute la Turquie, pour toute la Turquie.
Tertio, le socle sur lequel ils appuient leurs revendication est juste et légitime : c’est la Charte européenne de l’autonomie des collectivités locales entrée en vigueur en Turquie le 1 avril 1993 et que l’Assemblée nationale turque a transposé en droit turc par la loi N° 3723 en 1991.
Cette charte, rédigée sous l’égide du Conseil de l’Europe, prévoit un espace d’autonomie relativement important dans le cadre des lois existantes. Selon son article 12, chaque Etat signataire s’engage à retenir au moins 20 de ses articles dont 10 parmi ceux qui sont obligatoires. Parmi ceux que la Turquie s’est engagée à respecter, il est ceux-ci : art. 3 : pouvoir de décision et d’organisation pour des assemblées locales dotées d’organes exécutifs responsables devant elles.
art. 5 : Ne pas modifier le champ des compétences des pouvoirs locaux sans consultation des populations locales concernées.
art. 7 : procurer des ressources financières suffisantes que les collectivités locales peuvent employer librement. A cela, il faut ajouter la perception d’impôts locaux dont les taux sont déterminés localement.
Le seul point sensible que la Turquie n’ait pas accepté est le suivant que je pointe à dessein : art. 11, la capacité des collectivités locales de faire accepter leurs compétences en recourant aux décisions du juge. Enfin, quand je dis juge, je parle du juge de Turquie, bien évidemment. Donc...
Depuis 1993, cette loi est restée lettre morte. Et imaginez donc, c’est tout le contraire qui a été réalisé. Le 24 juin dernier, un titre dans Milliyet : “Les préfets pourront opposer un veto aux mairies.” Sous-titre : “ Par une décision prise à 6 contre 5, la cour constitutionnelle vient d’abolir une loi prévoyant la levée de ce pouvoir de veto des préfets et sous-préfets sur les conseils municipaux.” Et puis bien sûr, c’était sans compter sur la conception générale qu’a notre “très saint” État du statut des collectivités locales. Tenant les préfets pour du personnel de la fonction publique territoriale, nos dirigeants placent un préfet à la tête de la délégation turque pour les réunions concernant les collectivités territoriales se tenant à Strasbourg. Motif : “le conseil général est une collectivité territoriale ; le préfet en est le président.” Au final, le Conseil de l’Europe leur a donné une date au-delà de laquelle une telle attitude ne serait plus recevable.
Il y a Kurdes et Kurdes
Alors pensez-vous si ma compagne, Feyhan, a pu se fendre d’un tel regard à la vue de cette nouvelle, il est largement possible de deviner comme certains ont pu y regarder : “ Voilà ! On ne vous l’avait pas dit ?! A mesure que nous, nous leur reconnaissons des droits, eux, ils foncent tout droit vers la fondation de leur propre État.”
Et par-dessus le marché, cette déclaration très provocatrice de Cemil Bayik, intervient à un moment où les attaques du PKK font abondamment couler le sang et où le Premier ministre dit que les “opérations de l’armée turque peuvent être minimisées.”
Les Kurdes ont raison, avons-nous dit plus haut. Mais dans quelle mesure ont-ils raison alors que le sang se met à couler de plus en plus ? Ils n’ont pas complètement raison.
Dans son état actuel, la Charte est une Convention cadre générale. Inapplicable telle quelle, c’est un document nécessitant de très sérieux amendements constitutionnels et légaux, des amendements susceptibles de modifier le visage institutionnel de la Turquie. Voilà pourquoi il n’est pas possible de dire que, puisque la Turquie ne l’applique pas, on va le faire dans son coin. La loi est sortie en 1991, entrée en vigueur en avril 93, et toi, tu la découvres en octobre 2007. Tout simplement pas possible.
Pas possible ? Il ne faut pourtant pas trop exagérer.
Parce que si vous avez prêté attention, dès que des Kurdes en armes se mettent à assassiner, nous nous mettons à chercher une solution. Dès qu’ils arrêtent, on continue d’attendre, de nous reposer sur nos deux oreilles. Parce que cette chose qu’on appelle État-nation nous a seulement programmés pour la solution passant par la violence d’Etat. Mais regardez donc un peu, il est encore aujourd’hui un parti proposant l’Etat d’urgence et la mise à mort d’Öcalan en guise de solution à la question kurde !
Le prix de la pression de l’Etat-nation
Dans notre première constitution de 1921 nous avions reconnu l’autonomie aux Kurdes. Dans sa conférence de janvier 1923 tenue à Izmit, Mustafa Kemal déclarait la chose suivante : “ il existera de toute façon des sortes d’autonomie locale respectant les principes de notre constitution. Dans ce cas, si la population d’un département est kurde, ils s’administreront eux-mêmes de façon autonome.” Il disait cela en faisant référence à l’article 11 de la constitution de 1921 : “ le département... est autonome. L’organisation et l’administration des fonds publics, des écoles religieuses, de l’enseignement, de la santé, de l’économie, de l’agriculture, des Travaux publics et de l’aide sociale relèvent de la compétence des assemblées départementales.” Ne restent d’ailleurs plus comme compétences politiques, que les Affaires Etrangères, les Finances et la Défense. Et ces assemblées sont élues par la population concernée. L’autonomie est si large que sur tous les sujets mentionnés ci-dessus, les compétences du préfet sont nulles : “ Le préfet [ nommé par le pouvoir central] n’intervient qu’en cas de conflit entre les compétences générales de l’Etat et les compétences des autorités locales ” (Art 14.).
Attention, Mustapha Kemal avait ainsi terminé sa déclaration à Izmit : “ Cela mis à part, lorsqu’il est question du peuple de Turquie, il faut aussi parler d’eux [les Kurdes]. Si on ne le fait pas, il sera toujours possible qu’ils puissent créer des problèmes.” Mais après avoir signé le Traité de Lausanne et fondé la République, dans un contexte politique privé de tout intellectuel kurde, il s’est fourvoyé, a perdu toute mesure. L’article 88 de la Constitution de 1924 énonce :
“ Sans différence aucune de religion et de race, le nom Turc est donné au peuple de Turquie du point de vue de la citoyenneté”. Je rappelle sans plus tarder que la raison de l’emploi de cette formule “du point de vue de citoyenneté” était de discriminer les non-musulmans (H. S. Tanrıöver, un nationaliste turquiste insista, à l’époque, pour ajouter la mention “du point de vue de la citoyenneté” pour exclure les non-musulmans qu’il ne considérait pas comme Turcs, mais comme simples citoyens. Toujours, le Systeme du Millet qui date de 1454 qui conditionne les cerveaux des Kémalistes très laïcs, NdT). Tout était déjà là, tous ces principes de l’Etat-nation qui nous ont conduits aujourd’hui, là où nous en sommes ; je ne sais pas si je me suis fait comprendre. Je vous laisse compléter.
Certaines personnes peuvent parler à tout-va. Parmi eux, il en est aussi qui se fendent de querelles qui leur servent de principes existentiels. Mais nous, les Turcs, il est temps que nous nous rendions compte qu’il ne nous sera pas plus longtemps possible au XXIe siècle, et d’anesthésier l’Europe et d’anesthésier les Kurdes. Prendre également conscience que la question va bien au-delà de la seule question kurde. Qu’il s’agit enfin de se servir de cette Charte européenne et de transférer des compétences aux collectivités locales, que, toute prête entre nos mains, elle représente le moyen le plus juste et le plus rapide de prévenir l’éclatement de la Turquie et d’en faciliter la démocratisation.