A chaud, quelques remarques sur les bouleversements profonds qui, ces jours, secouent le monde arabe. Opération peu recommandée et peu évidente, mais tout de même tentante.
La chute du mur de la peur opérée en Tunisie, puis en Égypte, depuis ce début de l’année 2011 s’est produite en Turquie en 2007, lorsque les Turcs sont descendus en masse dans la rue, pour les funérailles de Hrant Dink en janvier, pour les trois manifestations dites « laïques » du printemps, puis lors de l’effervescence civile qui marqua la campagne des législatives du 22 juillet. L’appropriation de la rue par les masses marqua alors l’irruption de la conscience et de l’autonomie individuelles dans l’espace politique turc, avec ses valeurs, ses peurs, ses interrogations (identitaires notamment) qu’elle venait ainsi conjurer dans l’espace public urbain. Depuis, le grand débat en Turquie concerne l’espace public, cet espace dont les règles de l’appropriation vont relever d’un nouveau processus constituant.
La fin du dualisme orientaliste entre d’une part, des dictateurs occidentalisés en surface et d’autre part, des masses « orientalisées » en profondeur, incapables d’assimiler la moindre des valeurs occidentales, surtout pas la démocratie et la laïcité, des masses irrévocablement condamnées à l’islamisme : voilà l’éclatante démonstration dont ont su faire preuve et les Tunisiens et les Egyptiens.
C’est, semble-t-il la grande découverte de ces dernières semaines : les Tunisiens et les Egyptiens qui descendent dans la rue ne réclament pas l’instauration de la charia !
Depuis des années, le refus du dualisme orientaliste et culturaliste, cette volonté de mettre en évidence que le choix de la Turquie ne se résume pas à l’alternative « charia – coup d’Etat » constitue l’un des engagements les plus marqués de Turquie Européenne : montrer et donner à penser que les processus en cours dans ce pays depuis plus de quinze ans concourent tous à l’émergence d’une troisième voie, civile, globale et démocratique.
Le choc égyptien est radical, le dualisme orientaliste, aboli : mais attendons-nous à ce qu’il soit brandi de plus belle par les nouveaux conservateurs européens qui traduiront l’angoisse de voir l’histoire leur échapper progressivement. Et plus leur échappera-t-elle, plus feront-ils en sorte qu’elle leur échappe. Épopée d’arrière-garde ou Tolkien chez Spengler.
L’inversion du cours de l’histoire : la ligne Tunis - Le Caire s’est ouverte avec une rapidité surprenante, voire terrifiante. Mais elle n’est pas encore refermée. Et l’évènementiel, l’irruption du nouveau et de l’invention dans l’histoire désertent l’Occident pour investir l’Orient.
Il y aura ceux qui maintiendront le dualisme évoqué ci-dessus – « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. » -, condamnant l’Occident à un déclin et un effacement progressifs, sous parapluie américain.
Il y aura ceux qui le dépasseront, oublieront ces ancestrales catégories pour penser l’avenir et la viabilité d’une voix européenne audible dans le monde de demain.
Une nouvelle faille stratégique se dégage pour l’Europe : les événements en Tunisie et en Égypte interviennent en rafale sur le flanc sud, les limites méridionales de l’Europe. Elles questionnent en outre, comme on l’a vu plus haut, nombre de ses certitudes identitaires et autres représentations. A ce titre, cette ligne d’événements majeurs constitue une ligne de faille stratégique pour une Europe qui, suite à la réunification du continent et à la consolidation de son marché intérieur devrait être confrontée à une révolution de sa pensée stratégique.
Mais derrière la Tunisie et Égypte, se profile déjà l’Iran. Un choc autrement plus violent, ne serait-ce que pour l’UE :
L’Iran est au cœur stratégique de la mondialisation actuelle (prendre une carte et chercher le centre de l’ensemble Europe – Afrique – Asie) : l’enjeu des années à venir sera de nouer avec l’Iran le partenariat stratégique le plus solide qui soit. Les négociations sur le nucléaire iranien sont une pâle préfiguration du grand chantier à venir. L’UE jouera là une bonne partie de son statut d’acteur global.
Une évolution de la situation interne en Iran pourrait largement dépendre d’une évolution majeure de la situation stratégique du pays, à savoir d’une évolution sensible sur la question israélo-palestinienne. Or Israël est au cœur du traumatisme de l’Europe d’après-guerre. Il lui est toujours aussi difficile de se faire entendre sur ce sujet.
La Turquie risque fort, dans la situation actuelle, de n’être plus que le seul interlocuteur solide des Occidentaux dans la région et donc de servir de tremplin dans les relations avec l’Iran. Or, la Turquie est encore candidate à l’adhésion à l’UE et son ancrage européen pourrait bien constituer la seule bride à la démesure des nostalgiques de l’Empire ottoman…
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Les questions stratégiques majeures de l’UE se situent là où l’Europe conservatrice a peur de mettre les pieds. Ironie de l’histoire qui souvent souligne les véritables nécessités. La réaction naturelle consiste à refuser les injonctions de la réalité en se masquant le visage des deux mains. Jusqu’à ce qu’une crise pousse à affronter la réalité. L’UE connaît.