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La Turquie entre minarets, cartes et satellites

vendredi 4 juin 2010, par Marillac

L’histoire du territoire détermine l’histoire des formes politiques. Ce serait presque une banalité que de le rappeler. Mais le territoire n’est pas qu’un espace ; il est aussi représentation d’un espace, portée par un média, un objet. Prenons donc trois objets, le minaret , la carte et le satellite et amusons-nous à observer comment la Turquie passe du minaret au satellite en oubliant la carte qui voulait lui faire oublier le minaret et…Patience.

Le premier ministre turc, Erdogan, fut condamné et incarcéré dans le courant des années 1990 pour avoir récité le poème de l’un des fondateurs – kurde - du nationalisme turc : « les minarets seront nos baïonnettes et les coupoles, nos boucliers. » Mais ces fameux boucliers ne seraient-ils pas plutôt aujourd’hui les paraboles des antennes satellites ? Il est ceux qui ramènent l’islam conservateur à ses minarets quand son succès politique actuel en Turquie s’appuie sur les médias et les formes les plus modernes de la globalisation. N’est–il d’ailleurs pas surprenant que ceux qui lui intentent ce procès en réaction sont les mêmes que ceux qui ne parviennent pas à lever les yeux de leur carte géographique, à savoir les plus grands défenseurs de l’unité territoriale et culturelle de la Turquie républicaine, ceux-là même qui, armée en tête, défendent l’accès du commun des mortels aux cartes d’état-major de Turquie ?

Mais trêve de questions, penchons-nous sur ces trois objets-totems du territoire. Il en est trois : le minaret (ou le clocher), la carte géographique et le satellite qui marquent tous un rapport singulier au territoire et à sa perception / représentation dans les consciences collectives.

- Le minaret (ou le clocher) symbolise et polarise le territoire de la communauté humaine sédentaire, rurale et très peu consciente des limites ou des fins du monde réel. Le symbole vertical du minaret ou du clocher représente le cœur intangible de la communauté en autarcie dont l’inscription dans le reste du monde ne passe pas par autre chose que ses propres liens communautaires ainsi que la projection vers un ciel transcendant venant apporter comme un couvercle, une courbure métaphysique à l’espace vital de la communauté : le ciel reste le domaine de la divinité, celui des origines et des fins.

Le territoire ainsi dessiné n’est pas un espace à proprement parler, mais un habitat étroit, chaud, une alvéole. Son existence ne suppose pas l’existence d’un support unique qui serait un espace homogène et paramétré.

Son territoire naturel est le village. Sa forme politique, féodale (local) – impériale (universel).

- L’espace homogène et paramétré, c’est la carte géographique qui le dessine. Elle symbolise, quant à elle, le média par excellence de la période post-copernicienne : la terre tourne autour du soleil, n’est plus au centre de l’univers, les sphères célestes vers lesquelles pointaient minarets et clochers sont crevées, n’en restent que des lambeaux donnant sur les vides intersidéraux bien vite appréhendés par Pascal. La terre est ronde (Colomb après Copernic), il faut alors l’habiter, élargir aux dimensions du globe l’alvéole crevée de la communauté : la carte devient un outil de conquête, le média par excellence de l’impérialisme naissant, qui fait de chaque lieu singulier -de chaque alvéole - un site, c’est-à-dire un lieu où l’on voit que l’on est vu.

La carte devient le support de la construction nationale, une et indivisible, de la polarisation et de l’homogénéisation d’un espace, de son intégration (mathématique comme culturelle, Pascal restant le grand découvreur du calcul intégral) : telle est la courbure, identitaire, procurée par la carte.

Le territoire naturel de la carte est le territoire national. Sa forme politique, l’Etat-nation.

- Le satellite, quant à lui, vient définitivement et matériellement confirmer l’hypothèse copernicienne. Il donne une vision objective de ce que les planisphères et autres cartes ne pouvaient livrer que moyennant déformation. Il signifie que la conquête est achevée, que la période impérialiste est révolue, que la phase de l’intégration est globalement achevée : il n’est plus une seule alvéole, plus un seul lieu singulier mais une infinité de sites, sur lesquels on voit que l’on est vu, non plus depuis la carte mais depuis le satellite.

La courbure de ce nouvel espace s’opère dans et par le satellite qui est à la fois écran et œil de contrôle.

Il est l’aiguillon de cette globalisation symbolique au travers de laquelle les peuples et les individus savent non seulement qu’ils peuvent, qu’ils doivent s’exprimer mais aussi qu’ils sont observés, jugés, identifiés : ils apparaissent nécessairement sur les écrans de tout le monde, ils sont sommés d’apparaître, d’exister, d’extérioriser dans un processus de différenciation de plus en plus affirmé, une irrésistible montée, invention des différences qui fait refluer le pouvoir intégrateur de la nation.

Mais outre la montée nécessaire des différences, il est un second phénomène lié à ce sentiment d’être scruté par l’œil imaginaire du satellite : un sentiment d’être mis à nu, un sentiment de honte qui commande et oriente les attitudes des sociétés civiles dans le monde.

Le territoire naturel de l’objet satellite est la surface globale. Sa forme politique reste à inventer.

La Turquie est entrée de plain-pied dans cette époque nouvelle le 19 janvier 2007, jour de l’assassinat de Hrant Dink, lorsque des centaines de milliers de Turcs affluèrent pour ses obsèques. Tout cela se déroula sous l’œil des satellites. Montée des identités, des mémoires plus sentiment de honte.

Le pays est depuis en recherche d’une cohérence politique que le modèle copernicien de la cartographie jeune turque et républicaine ne peut plus lui garantir. Soit la Turquie a trop tardé à intégrer ses éléments nationaux, soit elle est entrée trop vite dans l’ère du satellite. Et une certaine pensée – essentiellement militaire - maintient la pertinence de l’étape intégrationniste et nationale avant de passer à une étape ultérieure. Or de même que la Turquie est passée du Super 8 au Dvd, sans passer par la case VHS, elle est train de passer du minaret au satellite en ayant manqué la carte.

L’AKP, parti islamo-conservateur, incarne à lui seul ce mariage de la carpe et du lapin, de la communauté religieuse et de la globalisation, économique, médiatique et symbolique. Ce mélange des valeurs urbaines et globales avec des références issues d’un exode rural aux stigmates encore trop récents. Et pourtant, dieu sait que l’union n’était pas des plus faciles à l’origine. Parce que tout d’abord c’est le minaret qui a tenté de rattraper, d’absorber le satellite : depuis les années 1960, on racontait parfois en Anatolie que Gagarine qui aurait été musulman, aurait entendu, une fois là-haut, chanter l’appel à la prière en continu. Anecdotes ou surinterprétations coraniques, il fallait atténuer le choc d’une double révolution copernicienne (Copernic + Gagarine) quand, en Europe, le seul choc copernicien avait conduit à des conflits sans nom quelques siècles plus tôt.

Alliance de la carte et du latin…

En 1997, les partisans modernes de la carte renvoient le minaret à ses prêches lors du dernier coup d’Etat en Turquie. La scission qui s’ensuit au cœur du mouvement islamiste en Turquie amène le minaret à se placer sous la coupe du satellite : c’est le phénomène AKP, en prise complète sur le phénomène d’immersion du pays dans la globalisation. Phénomène contradictoire, certes, tout traversé d’hésitations et de vieilleries, autant d’éléments réactionnaires prompts à susciter la peur des modernisateurs par la carte, des militaires, mais puissant levier d’évolution pour le pays tout de même.

Cette évolution décuple tout naturellement les peurs : le mot lui-même ne nous dit rien de la direction qui sera suivie par le changement qu’il indique. Mais il contient également aujourd’hui une inconnue majeure : vers quel système cette évolution nous conduit-elle ? Vers quel modèle, quelle forme politique ? L’ère du satellite n’a pas encore accouché de sa forme politique finale.

Or celle-ci concerne bien évidemment la Turquie, mais aussi l’Europe et au-delà, le monde entier.
Certes, la Turquie inquiète par ses minarets. Mais plus encore par ses paraboles qui nous indiquent discrètement que le sol du terroir se dérobe sous nos pieds et le ciel de la nation nous tombe sur la tête. Par Toutatis !!!

Et si, comme l’AKP, la gauche turque pouvait lancer l’alliance de la carte et du satellite, un débat pourrait enfin s’engager, des pistes se dégager. Mais ne nous y trompons pas, la gauche satellite turque sera nécessairement de cette gauche satellite européenne, aujourd’hui tâtonnante au–dessus des vieilles cartes continentales.

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