Regain de tension dans le Sud-Est anatolien où le PKK en revient à ses vieilles méthodes : attaques de commissariats ; déclenchement de mines à distance sur des cibles militaires et civiles. Fortes tentations gouvernementales d’en découdre en anéantissant les camps de cette organisation en Irak... La société civile turque se mobilise pour rappeler à tous la nécessité du sang-froid et de la démocratie pour trouver les clés d’une question qui taraude la société turque depuis la fondation de la République dans les années 20. 38 intellectuels de Turquie, d’origine turque ou kurde, lancent un appel aux parties en conflit, à leurs concitoyens.
Certains endroits de ce pays ne valent pas moins que d’autres. Si une douleur est vécue quelque part en Turquie, elle me concerne également. Une blessure ouverte là-bas me fait souffrir et saigner. Elle me larde de douleurs lancinantes.
Nous sommes tous sur le même bateau, femmes, hommes, Kurdes, Turcs, Alevis, immigrants, chômeurs, jeunes angoissés par l’avenir, tous ceux qui œuvrent à fonder une vie décente en toute honnêteté dans les banlieues des grandes villes, les victimes de violence et ceux qui, sans le savoir, nourrissent cette violence… Nous sommes tous des compagnons d’un même voyage… Que nous le sachions ou non, d’ailleurs…
Nous ne voulons pas d’une Turquie polarisée autour de catégories cristallisées : Turc / Kurde, kémaliste / religieux. Nous refusons de faire partie intégrante de discours aussi cristallisateursb et tranchés. Ce que nous défendons ce sont toutes les sortes de couleur, les tons mêlés, les ponts et les synthèses…
« Que nous n’y allons pas ou que nous le voyons pas n’y change rien : ce village est le nôtre » : nous connaissons ce dicton depuis notre plus jeune âge. Mais non, il ne peut en aller ainsi : on ne peut faire sans y aller, sans voir, sans comprendre les hommes, sans les écouter, sans ouvrir son cœur aux souffrances de l’autre…
Les derniers évènements au Moyen-Orient et dans le monde, sont gros de nouveaux developpements, de nouveaux problèmes. Et dans cette nouvelle phase qui s’ouvre, ce sont les pays capables de résoudre les problèmes en comptant sur leurs propres dynamiques, les nations déterminées à fonder et à asseoir la justice et la paix sociale en développant démocratie et libertés qui gagneront en prestige et puissance.
Dans ce cadre, voilà ce que nous voulons en priorité pour notre pays :
1. Nous nous apercevons, dans l’optique d’une recherche de solution à la question kurde, de la présence de dimensions multiples : politique, juridique, économique, culturelle et internationale. Tout en tenant compte de chacune de ces dimensions, que l’importance de la dimension humaine de ce problème soit mise en avant...
2. Que l’on comprenne que pour que notre pays soit définitivement débarrassé de la violence et du terrorisme, qu’il n’y aura plus de politique par les armes et que la défense des droits fondamentaux ne peut pas être oblitérée par les menaces et l’emploi de la force.
3. Que cette question sorte enfin de la logique fidèlité-trahison et que toute approche critique cesse enfin de n’être évaluée qu’à l’aune du réflexe nationalo-pavlovien qui y voit un potentiel foyer de désobéissance interne…
4. Que l’on puisse comprendre que respecter les douleurs de chacun importe au plus haut point lorsqu’il s’agit de pouvoir vivre en paix dans une société où l’on soit capable de porter le deuil de l’autre.
5. Que des initiatives soient lancées afin que l’on comprenne qu’une solution durable ne trouvera pas sa source à l’extérieur de la Turquie mais bien depuis l’intérieur du pays, en fait de nous-mêmes, et non pas militairement mais en suivant une voie civile…
6. Que l’on comprenne que comme la question kurde n’est pas unidimensionnelle, sa solution ne peut être due qu’aux efforts conjoints d’une multiplicité d’acteurs…
7. Que les tous les efforts allant dans le sens d’une amélioration des conditions humanitaires, aussi limitée que soit leur portée, ne soient pas négligés… Que l’on comprenne la cruciale nécessité, pour la paix sociale, de toutes les initiatives qui viendront particulièrement de la société civile…
8. Que l’on saisisse l’importance d’un mouvement de défense des droits des femmes indépendant, comme la nécessité de se pencher enfin spécifiquement sur les problèmes liés à la condition féminine…
9. Que l’on saisisse toute la nécessité de s’intéresser aux familles kurdes et plus particulièrement aux problèmes de leurs enfants, arrivées dans les grandes villes de l’Est et de l’Ouest à la suite des exils forcés.
Que l’on commence à développer en urgence des projets et des politiques destinés à soutenir les victimes de ces exodes dans le processus de reconstruction de leurs existences.
10. Que l’on entame une campagne de sensibilisation d’envergure contre les crimes d’honneur et que les responsables politiques et autres décideurs soient incités à développer face à ce problème des mesures toujours plus concrètes…
11. Que l’on explique et que l’on comprenne toute l’importance pour les gens de la région de pouvoir utiliser leur langue maternelle dans le cadre éducatif… Que le bilinguisme comme le multiculturalisme soient envisagés comme des droits fondamentaux…
12. Que les lieux et villages débaptisés dans le Sud-Est puissent retrouver leurs anciennes appellations…Que les gens puissent donner à leurs enfants les prénoms de leur choix…
13. Que soit développé un nouveau langage capable de nous assurer le pardon, la compréhension et l’écoute, éloignée de l’enfer des discours de haine et de violence qui se nourrissent les uns les autres…
14. Que l’on voie et l’on montre qu’au final, nous partageons le même espace public et que nous avons des valeurs comme des intérêts communs…
Signataires :
Ahmet İnsel, Ahmet İçduygu, Ali Bayramoğlu, Ayşe Gül Altınay, Ayhan Bilgen, Can Paker, Derya Sazak, Ece Temelkuran, Elif Şafak, Erol Katırcıoğlu, Eyüp Can, Fazıl Hüsnü Erdem, Ferhat Kentel, Fuat Keyman, Gençay Gürsoy, İbrahim Betil, Kutbettin Arzu, Mesut Öztürk, Mesut Yeğen, Mithat Sancar, Murat Belge, Muharrem Erbey, Mustafa Karaalioğlu, Nebahat Akkoç, Necdet İpekyüz, Osman Kavala, Oya Baydar, Ömer Laçiner, Rojbin Tugan, Sabih Ataç, Salim Uslu, Sedat Yurtdaş, Sezgin Tanrıkulu, Şahismail Bedirhanoğlu, Tahir Dadak, Tarhan Erdem, Yusuf Alataş, Zozan Özgökçe.