Partout dans le monde, Mehmet Ali Agça est connu comme l’homme qui a blessé le pape Jean-Paul II en 1981. Mais en Turquie, il est aussi celui qui avait assassiné deux ans plus tôt le journaliste Abdi Ipekci, « conscience » de la gauche dans ces années de quasi-guerre civile en Turquie. Pour cela, Agca est devenu, il y a un quart de siècle, un des héros des Loups gris - le mouvement ultranationaliste dont il faisait partie. Et sa sortie de prison, le 12 janvier à Istanbul, n’a pu que raviver les tensions dans le pays.
Il n’y eut pourtant guère plus d’une vingtaine d’admirateurs pour saluer Ali Agça ce jour-là, face à une centaine de contre-manifestants communistes. Mais, très médiatisée, cette sortie aurait stimulé le camp des Loups gris : des supporteurs de l’équipe de football de sa région d’origine ont scandé : « Il est né à Malatya, il a blessé le pape, bravo Mehmet Ali Agca ! », alors que des militants se relayaient sur la tombe d’Abdullah Catli, son ancien chef, espérant qu’il vienne s’y recueillir.
Ce Catli fut le numéro deux des Loups gris, maître ès assassinats, activité qu’il poursuivit en France (contre l’Asala, avec Oral Celik, compagnon d’Agca lors de l’attentat contre le pape) ; il finit par être inculpé en Turquie, notamment pour narcotrafic, avant de périr dans le fameux accident de Susurluk, qui prouva les liens entre parti au pouvoir, mafia et police.
Même si ces partis extrémistes ne sont plus qu’un pâle reflet de ce qu’ils furent, des acteurs connus de cette nébuleuse restent libres et puissants, liés à ce que les Turcs appellent l’« Etat profond » - les réseaux ultranationalistes dans les appareils de l’Etat. Ceux que les milieux pro-européens accusent d’avoir fait libérer leur « tueur national » par anticipation - « une honte pour la Turquie », titraient divers journaux.
Ali Agça purgeait, depuis juin 2000, une peine de dix ans, pour l’assassinat d’Abdi Ipekci, dans la prison turque où il fut placé après ses dix-neuf ans de détention en Italie. Mais il a été libéré au bout de cinq ans et demi. Compte tenu des cinq mois qu’il passa déjà en 1979 dans cette prison militaire de haute sécurité avant de s’en échapper - grâce à des complicités dans l’armée, habillé en officier - et de réapparaître à Rome...
RÉSEAUX ANTICOMMUNISTES
Des Turcs libéraux en profitent pour dénoncer la persistance en Turquie, contrairement aux autres pays de l’OTAN, des réseaux anticommunistes Gladio de la Guerre froide, dont Agca aurait été un pion. Dégénérés et mafieux, ces réseaux restent manipulés par « l’Etat profond, dont le temps est compté avec les perspectives européennes de la Turquie, mais qui s’active pour signifier qu’ils ne faut pas le toucher », estiment ces commentateurs.
Pour parer ces réactions, le ministre de la justice, Cemil Cicek, promet de faire réexaminer le cas Agça par la cour de cassation. L’armée, elle, a renoncé à ce qu’il effectue son service militaire. Il a été jugé inapte, lundi, lors de sa visite à un hôpital militaire, où il fut entraperçu pour la première fois depuis sa libération. Selon la presse turque, il compte retirer 50 millions de dollars de ses futures révélations aux médias. Mais si elles devaient être moins confuses que lors de ses procès, sa vie ne serait-elle pas menacée, comme l’affirme, notamment, un de ses juges italiens, Ferdinando Imposimato ?