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Charia ou raki, la Turquie doit choisir

dimanche 29 janvier 2006

Libération
26/12/2005

Le parti islamiste au pouvoir veut interdire la consommation d’alcool dans les lieux publics.
L’écriteau est apposé à l’entrée des guinguettes du Mogangülü, petit lac de la périphérie d’Ankara, destination traditionnelle pour le bol d’air dominical : « La consommation d’alcool est formellement interdite ».

Dans les établissements des parcs des périphéries de la capitale turque, raki (traditionnel alcool anisé), bière ou vin sont désormais proscrits sauf dans quelques restaurants de luxe. Et maintenant le maire, Melih Gökcek, membre de l’AKP, le parti au pouvoir issu du mouvement islamiste, accentue encore son offensive en annonçant l’interdiction totale de l’alcool dans le Gençlikpark, le « parc de la jeunesse » en plein cœur de la ville, quand rouvriront, l’an prochain, les 40 bars et restaurants fermés pour rénovation. Une mesure sonnant comme un défi dans la capitale fondée par Mustafa Kemal, le père de la République, lui-même grand buveur devant l’éternel et mort d’une cirrhose du foie, dont un grand portrait lumineux orne l’entrée de ce jardin qu’il aimait fréquenter. Depuis, le lieu s’est dégradé, comme tout ce quartier datant des années 30, mais ce jardin reste un symbole.

Moralisme islamiste. « J’aime le raki et je suis un fils de la République. En Europe on respecte la liberté des buveurs, mais l’AKP a la charia dans sa tête et tente de grignoter jour après jour les conquêtes de la laïcité », grommelle Satilmis Cimen, retraité, attablé dans une maison de thé en lisière du parc. Comme beaucoup d’autres vieux Ankariotes, il craint que la municipalité ne profite des travaux pour enlever aussi les deux grandes statues années 30 d’Adam et Eve, dont les seins nus irritent de longue date le moralisme islamiste. Pour la mairie, ce parc est devenu « un lieu de perdition ». « Les familles n’osent plus venir après une certaine heure parce qu’on y vend de l’alcool, ce qui change le comportement des gens, qui deviennent agressifs », a expliqué mi-novembre au grand quotidien Hürriyet le maire, ex-militant ultranationaliste reconverti dans l’islam politique. Si hors des parcs ou des établissements municipaux on peut toujours se rincer librement le gosier dans la capitale, les municipalités d’arrondissement les plus radicales interdisent toute vente d’alcool après 23 heures.

Loin de se limiter à la capitale, la campagne antialcoolique a gagné tout le pays. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui trinque au jus de fruit lors des repas officiels, défend le régime sec dans les établissements municipaux « qui ne doivent pas donner le mauvais exemple », mais il répète dans ses interviews qu’il est hors de question d’interdire l’alcool. « Ce serait une absurdité, même le sultan Murat IV, au XVIIe siècle, n’avait pas réussi, mais comme dans tous les autres pays européens il y a des lois pour en contrôler la consommation que nous voulons renforcer », explique Nihat Ergün, un des vice-secrétaires généraux du parti en charge des collectivités locales. En fait ils laissent faire leurs maires les plus fanatiques qui ont désormais le pouvoir en matière de réglementation sur la consommation d’alcool, dépendant auparavant des préfectures. Une enquête de l’agence Merkez montre que de nouvelles restrictions ont été prises dans 61 chefs-lieux de province sur 81.

Certains élus locaux ne cachent pas leur volonté de « ghettoïser » l’alcool hors des centres-ville. « Nous allons créer des rues rouges pour l’alcool comme en Europe pour la prostitution », expliquait ainsi crûment le maire adjoint d’Osmangazi, petite ville du Nord-Ouest. A Istanbul, le maire de l’arrondissement d’Usküdar, sur la rive asiatique, multiplie les obstacles bureaucratiques pour renouveler les licences et ne cache pas vouloir mettre tout le quartier au régime sec, à l’exception de quelques enclaves. Les élus de l’AKP estiment ce thème porteur vis-à-vis des secteurs les plus islamistes de leur électorat, jusqu’ici frustré par le bilan des trois ans de pouvoir. Remportant, en novembre 2002, quelque 30 % des voix et près des deux tiers des sièges, le parti a réussi à stabiliser l’inflation, et à mener, au moins sur le papier, nombre des réformes exigées par l’Union européenne, obtenant l’ouverture des négociations d’adhésion. Mais il n’a rien pu faire sur des revendications symboles, comme le droit au foulard. D’où cette bataille identitaire, menée théoriquement au nom de la santé publique, tel que le stipule l’article 58 de la Constitution.

« Ces mesures n’ont rien à voir avec la protection de la jeunesse. Mais comme ils ont peur des réactions ils n’osent pas dire ouvertement qu’ils agissent au nom de motivations religieuses », martèle Muzaffer Eryilmaz, maire de l’arrondissement de Çankaya, quartier chic d’Ankara resté aux mains des « kémalistes » du Parti républicain du peuple (CHP), qui dénonce « l’hypocrisie » de l’AKP. Nombre de mosquées portent d’énormes pancartes clamant que « l’alcool est la source de tous les vices ». « Ne nous laissons pas tromper, le parti d’Erdogan est en train de lentement nous envelopper dans une couverture islamiste », s’énerve Tufan Türenç, un des grands éditorialistes d’Hürriyet. Longtemps prudents vis-à-vis de l’AKP, les grands journaux se déchaînent, annonçant à gros titres chaque nouvelle initiative contre l’alcool.

Inexplicable. Quant au succès de cette campagne, nul ne se fait d’illusion. Ainsi Konya, la ville la plus religieuse du pays, gérée depuis plus de vingt ans par les islamistes, où il est quasiment impossible de boire de l’alcool dans un local public, est aussi celle qui détient le record de consommation de raki par habitant, selon les statistiques de Tekel, l’ex-monopole des alcools. Envers et contre tout, les Turcs continuent de lever le coude malgré les quelque 80 % de taxes grevant les prix du raki comme des autres spiritueux. Désormais, les dirigeants de l’AKP mettent un bémol. Poids lourd du parti, Murat Mercan rappelle haut et fort qu’« une interdiction serait inexplicable vis-à-vis des Européens » et que « la prohibition tentée jadis aux Etats-Unis a créé encore plus de problèmes ».

Marc Semo
26 décembre 2005

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