L’Union européenne a longtemps négligé l’espace de la mer Noire. Une région pourtant de plus en plus convoitée, où les initiatives de coopération revêtent une importante stratégique croissante. Entretien avec Marius Vahl, chercheur au CEPS de Bruxelles (Center for European Policy Studies).
Comment expliquez-vous le manque d’intérêt de l’Union européenne (UE) quant aux initiatives de coopération dans l’espace de la mer Noire ? Notamment vis-à-vis de la coalition Géorgie, Ukraine, Azerbaïdjan, Moldavie (GUAM) et de la Coopération Economique de la Mer Noire (CEMN) dont sont membres la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie, tous trois candidats à l’adhésion européenne ?
Le manque d’intérêt de l’UE pour le GUAM ou la CEMN s’explique par le fait que ces organisations ne sont pas considérées comme apportant une “valeur ajoutée” à la politique européenne dans la région.
Sur les questions commerciales par exemple, la CEMN peine à développer une politique commune, ses Etats membres entretenant des relations hétérogènes avec l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Il est par ailleurs impossible pour la CEMN de créer une zone de libre-échange alors que l’UE s’est dotée d’une politique commerciale commune et que certains Etats membres de la CEMN sont soit candidats à l’adhésion, soit déjà membres de l’UE. Pour acquérir plus de poids au regard de Bruxelles, la CEMN doit en premier lieu s’affirmer.
Autre argument pouvant inciter l’UE à s’impliquer davantage sur la zone, le potentiel de dialogue offert par la CEMN. L’organisation constitue un forum où des pays, qui ont des relations bilatérales difficiles, comme la Turquie et l’Arménie ou encore l’Arménie et l’Azerbaïdjan, peuvent initier un dialogue. Mais ce n’est pas suffisant pour l’UE. La Commission européenne ne s’engagera pas tant que la CEMN n’offrira pas de projets plus substantiels.
En mettant l’accent sur la coopération dans des domaines autres que l’économie et le commerce, la CEMN pourrait pourtant bien séduire Bruxelles. L’organisation de la mer Noire a en effet développé un certain nombre d’accords et d’initiatives concernant les visas, les réseaux de transport, le crime organisé et le volet sécuritaire. Autant de dossiers sur lesquels la Commission européenne dispose de réelles compétences politiques. Ces initiatives sont par ailleurs complémentaires aux ambitions européennes sur la région. Il serait donc bien entendu dans l’intérêt de l’UE de voir ces pays coopérer.
Comment la coopération régionale est-elle envisagée dans le cadre de la politique européenne de voisinage ?
Le nouvel instrument d’assistance IEVP (instrument européen de voisinage et de partenariat) est beaucoup plus stimulant pour la coopération dans l’espace mer Noire que ne l’étaient les précédents instruments. Jusqu’à présent, les Etats membres de la CEMN étaient concernés par différents instruments (PHARE, TACIS, INTERREG) et la coordination était difficile. Le nouvel instrument fonctionne, lui, de chaque côté de la frontière de l’UE, quelle que soit la catégorie dans laquelle les pays entrent en relation avec l’UE.
Cependant, le principe de différenciation signifie que l’UE traite avec ces pays sur un mode bilatéral. Dans un sens, ce choix résulte de considérations pratiques, cette configuration étant plus simple pour l’UE. Une approche régionale, qui induit que les pays dépendraient les uns des autres, conduirait de facto à accorder un droit de veto à certains pays sur la relation de l’UE avec d’autres pays. Si la coopération régionale devenait une condition pour coopérer avec l’UE, il est fort à parier que la Russie userait immédiatement de son veto sur la Géorgie, ou l’Arménie sur la Turquie et vice-versa. En outre, Bruxelles veut être en mesure de récompenser les pays allant dans son sens, en remplissant les critères que sont l’économie de marché, la démocratie et l’État de droit.
Bruxelles choisit-elle la prudence concernant le soutien à apporter à l’émergence d’alliances entre pays post-communistes, pour préserver le partenariat UE-Russie ? Jusqu’à présent, quelles ont été les réactions européennes concernant la Communauté de choix démocratique proposée par Saakachvili et Iouchtchenko ?
La Russie est un acteur majeur de la scène internationale, et l’UE a besoin d’elle. La majorité des Etats membres de l’UE évitent tout rapport de force avec la Russie. L’UE joue à l’équilibriste : elle préfère ne pas encourager ouvertement ce type d’alliances, sans toutefois les décourager.
Avec l’élargissement de l’UE à 25 Etats membres, Bruxelles a modifié son approche régionale autour de la mer Noire, les nouveaux Etats membres se défendant pas les mêmes points de vue que les autres pays adhérents. Toutefois, ces divergences sur la politique à adopter vis-à-vis des "voisins“ ont toujours existé. Traditionnellement, les pays nordiques, la Grande-Bretagne et les Pays-Bas jusqu’à un certain point ont toujours été plus préoccupés par les valeurs libérales, la démocratie et l’État de droit, alors que les premiers Etats membres ont toujours eu une approche plus géopolitique de la région. Mais il est vrai que ces divergences se sont accrues avec l’élargissement de l’UE.
Concernant l’Alliance démocratique de Saakachvili et Iouchtchenko, la réaction européenne est jusqu’à présent marquée par la prudence. Pour l’heure, cette alliance ressemble davantage à un pur exercice de diplomatie géopolitique. Saakachvili et Iouchtchenko n’ont pas même défini de plans ou de projets spécifiques. En ce sens, la CEMN revêt plus d’intérêts pour Bruxelles que le GUAM ou l’Alliance démocratique.
Si l’on considère les récents progrès de la CEMN et la direction nouvelle qu’elle donne à ses projets, il serait temps pour l’UE de réagir plus positivement à ses initiatives. Il sera intéressant de voir comment la coopération autour de la mer Noire évoluera après l’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie dans l’UE. Il y a une différence importante entre être un candidat à la porte de l’UE et devenir un Etat membre. Et l’on a vu que cette différence est sensible dans la politique orientale des nouveaux Etats membres. Ayant concentré toute leur attention sur l’adhésion à l’OTAN et à l’UE pendant ces dix dernières années, la Bulgarie et la Roumanie ont finalement négligé leur caractère oriental et littoral de la mer Noire. Le président roumain Basescu a récemment déclaré que la Roumanie allait à nouveau regarder vers l’Est. Nous verrons comment Bruxelles réagira lorsque ces Etats intégreront l’UE.
Par Lili DI PUPPO à Londres