Dans cet article, Fayez Nahabieh se penche sur les conditions des dernières opérations militaires turques menées en Irak du nord avant d’envisager les évolutions possibles sur le front d’une éventuelle solution politique à la question kurde. AKP, PKK, armée et société civile. Vers quoi se dirige-t-on dans ce dossier ?
2. L’aspect politico -diplomatique
Dès les premiers heures de l’intervention militaire, les autorités civiles turques ont mis leurs homologues irakiens au courant de l’objectif habituellement déclaré, c’est-à-dire, déloger les combattants du PKK. Ainsi, Monsieur Erdogan a téléphoné à son homologue irakien M. Nour el Dine Maliki. Ce dernier, politiquement fragile, n’a pas tardé à quitter Bagdad pour Londres afin de compléter ses analyses médicales. De toute façon, Monsieur Maliki ne dispose d’aucun moyen de pression sur les responsables de la région du Kurdistan, pendant ce temps-là, Abdullâh Gül, le Président turc a informé son homologue irakien, Monsieur Jallal Talabani (Kurde) de la situation et l’a même invité pour une visite d’état.
Ce dernier, qui a effectivement accepté cette invitation car il l’attendait depuis longtemps, n’a pas pu se rendre en Turquie vu les circonstances.
Néanmoins, juste une semaine après le retrait de l’armée turque, M. Talabani a effectué entre les 8 et 9 mars un « visite d’état », qui a été transformée en « visite de travail » étant donné que l’armée turque l’a boycotté et a refusé de le recevoir et d’assurer sa sécurité sur les territoires turcs comme les coutumes diplomatiques l’exigent entre les états. A cet égard, rappelons que ces militaires ont également refusé d’assister à l’investiture présidentielle d’ Abdullah Gül lors de son élection l’année dernière.
2a. Vers un dénouement du problème ?
On peut distinguer en Turquie deux points de vue diamétralement opposés : l’armée turque et le gouvernement civil.
2a1. L’armée
C’est l’obstacle principal aux négociations. Elle n’a qu’une seule obsession : marquer une grandiose victoire qui sera reconnue par le monde entier. Cette victoire a été annoncée depuis longtemps. Plus de 24 opérations ont été lancées contre les combattants du PKK dans le nord de l’Irak dont les plus importantes sont celles de 1995 et 1997 et en plus avec le soutien des partis kurdes au Kurdistan d’Irak. Toutefois, l’armée a sans doute échoué, d’où les récents et précieux conseils de Robert Gates « les mesures, les actions militaires seules ne résoudraient pas le problème du terrorisme pour la Turquie ». Soulignons que l’armée a une place particulière au sein de l’Etat et a son mot à dire, elle bénéficie de l’indépendance, elle est spécialiste des « coups d’états » et surtout elle est proche de la politique états-unienne. Aujourd’hui, l’armée fait une sorte de mea culpa et semble rechercher une solution, essaye de mieux communiquer, d’analyser les erreurs du passé et de soigner son image.
C’est dans ce cadre que le Centre des Etudes et des Recherches Stratégiques appartenant à l’état-major a tenu un séminaire sur le thème « L’éradication des moyens financiers et du soutien idéologique au Parti des Travailleurs du Kurdistan- le PKK ».
L’intervention du général Büyükanit et de son adjoint, critique envers son propre « establishment », à l’égard du gouvernement civil, et de l’Union Européenne, a soigneusement épargné les Etats-Unis.
Les deux généraux ont cité plusieurs erreurs commises par l’armée et par l’Etat , que le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) a su exploiter de 1984 à aujourd’hui.
Les principales valeurs que les responsables turcs (militaires et civils) ont négligées sont les droits de l’homme, la démocratie, la liberté et la paix. Les deux généraux déclarent que ces valeurs sont maintenant utilisées par les terroristes du PKK contre la Turquie. Ils finissent par avouer que les responsables du pays n’ont pas su être à la hauteur des problèmes, qu’ils ont perdu l’initiative et même qu’ils sont sur la défensive.
Le Chef du staff de l’armée n’a pas oublié au cours de ce séminaire de critiquer ouvertement et durement le projet de loi « Pardon et Repentance » que le cabinet de Monsieur Erdogan est en train d’élaborer pour contrebalancer le projet proposé par le PKK relatif au dépôt des armes (le projet du PKK sera détaillé un peu plus bas).
Le général considère que la préparation d’une telle loi est une grande erreur, car elle va donner confiance et espoir de victoire aux partisans du parti du PKK. Pour lui, c’est le contraire qu’il faut faire. Il a également exprimé son inquiétude au sujet du débat qui se déroule actuellement au sein du parlement concernant la « constitution civile turque » et la volonté du gouvernement et des députés d’apporter certains amendements ou modifications afin de la moderniser. Pour lui, cette modernisation va légaliser l’ « organisation terroriste ». De toute façon, le fait que le sujet soit débattu au parlement présente aux yeux du général un risque certain de reconnaissance légale du PKK.
2a2. Le gouvernement de M. Recep Tayyip Erdogan
Depuis l’arrivée du parti « Justice et développement » (AKP) au pouvoir, les yeux ont été tournés vers lui dans l’espoir d’apporter ou de lancer une initiative forte pour une solution pacifique et durable au problème kurde. Lors des detnières élections législatives de 2007, le score de Monsieur Erdogan a été multiplié par trois dans les zones à majorité kurde par rapport aux élections précédentes. Lors d’une rencontre avec un groupe d’intellectuels kurdes et des turcs en 2005 à Diyar Bakr, la capitale régionale du sud-est de la Turquie à majorité kurde, le premier ministre a avoué avoir commis une série d’erreurs contre les Kurdes et il a déclaré : « le problème kurde est une question qui touche toute la Turquie ». Il a promis de prendre l’initiative pour une solution inspirée de la démocratie et basée sur la loi ». « La Turquie a commis des erreurs dans le passé et a vécu des moments difficiles comme n’importe quel état ».
3. Les prémices de l’espoir
Depuis peu de temps, plusieurs indices permettent de croire à une solution pacifique au problème kurde. Les Kurdes, eux-mêmes, sont convaincus que, compte tenu de la situation géopolitique de la zone, ils ne peuvent plus aller plus loin dans leurs revendications. Quant aux Turcs (administration civile), eux aussi, ils sont persuadés que les mesures militaires à elles seules, ne peuvent pas non plus aboutir à une issue définitive de la question kurde. Donc, chacun a décidé de faire un pas vers l’autre
Cependant, les deux soucis de la Turquie avec la région semi – autonome du Kurdistan d’Irak sont de deux ordres :
3a. L’article 140 de la constitution irakienne
Imposé et voté sous l’occupation des Américains, il appelle obligatoirement à un référendum à Kirkuk avant le 31.12.2007 afin de savoir si la population (arabes, kurdes et turkmènes) souhaite intégrer ou non la région du Kurdistan du nord de l’Irak. Kirkuk est une ville qui flotte sur les puits de pétrole les plus riches du monde et dont la qualité est excellente. Les Kurdes souhaitent l’intégrer dans leur région, ils voient en elle leur propre Jérusalem, c’est-à-dire, la future capitale de leur région.
Cependant, la richesse de cette ville inquiète les Turcs, qui craignent qu’elle n’accorde suffisamment des moyens financiers aux Kurdes autonomistes, qui avec le temps seront alors encouragés à devenir petit à petit indépendants. Pour eux, cela constitue un risque majeur, car il peut pousser les Kurdes de la Turquie à en faire autant. A ce sujet, il faut aussi noter que le gouvernement irakien central en dépit de ses difficultés voit d’un très mauvais œil la perte de cette ville. Très récemment, Monsieur Chahrastani, ministre du pétrole a exprimé sa volonté et celle du gouvernement de Bagdad de développer et d’améliorer les puits de cette ville.
3a1- Référendum repoussé
La date du référendum fixée dans la constitution a été repoussée de six mois après le vote du parlement régional kurde en accord avec la délégation uni sienne sous la bénédiction (pression) étasunienne. Il est fort probable que la nouvelle date, qui est a priori fixée en juin 2008, sera de nouveau reportée grâce toujours à Washington et à l’accord de l’ONU bien entendu. De toute façon, la Turquie fera tout, y compris par la force, pour faire avorter ou casser l’application de cet article. Les Kurdes de l’Irak de leur côté ayant compris la finesse et la fidélité de leur allié à Washington ont fini par adopter une autre position.
3a2. Kirkuk, n’est plus une priorité
Ainsi, le 2 mars, une semaine avant sa première visite officielle à Ankara, le Président Jalal Talabani a accordé un entretien à Genkiz Candar du Journal turc Hurriyet dans lequel il a été interrogé sur la solution qu’il propose afin de résoudre la question du Kirkuk. Monsieur Talabani a répondu : « Pour résoudre le problème, il nous faut l’accord des arabes, des Kurdes et des Turkmènes. Il me semble que le chemin est long. La restitution et l’intégration de Kirkuk dans la région du Kurdistan d’Irak n’est plus une priorité pour nous. Une prise de position très forte d’apaisement de la part du Président Irakien. Il a ajouté, il faut également redessiner les limites de cette ville et il faut réaliser des modifications sur les frontières Kurdo – turques ». Cette question ne va pas occuper une grande place dans mes pourparlers des 8-9 mars avec mon homologue turc car ma réponse est claire et ma décision est arrêtée, a conclu J.Talabani.
3b. La présence des combattants du PKK en Kurdistan d’Irak
A ce sujet le Président irakien a répondu que ces éléments se trouvent dans la montagne Qandil, zone montagneuse inaccessible où même les Etats-Unis ne peuvent les déloger. Par contre, il est d’accord avec Washington, Bagdad et Erbil pour resserrer le contrôle sur ces éléments et exercer des pressions afin de les obliger à déclarer un cessez le feu.
Dans un autre entretien accordé le même jour, 2 mars, au journal Milliyet, il a déclaré que Massoud Barazani le président de la région du Kurdistan avait répété que les combattants du PKK devaient soit déposer leurs armes, soit quitter la zone.
De son côté, le Parti des travailleurs du Kurdistan a annoncé pour la première fois, depuis sa création en 1984, qu’il acceptait de se séparer de ses armes et de cesser toute hostilité avec le gouvernement turc, mais sous sept conditions, que nous reproduisons ci-après :
3b1. Projet de déposer des armes, proposé par le Parti des Travailleurs du Kurdistan (le PKK) daté du 30.11.2007
1.Une reconnaissance constitutionnelle de l’identité du peuple kurde et des autres ethnies ou des autres minorités existantes dans le pays, dans le cadre d’une identité universelle regroupant les différents composants de la République turque.
2.Une reconnaissance de la langue kurde comme deuxième langue du pays. Autoriser et assurer les droits de l’enseigner, avec le respect des droits linguistiques, culturels des autres minorités…..
3. Accepter la participation des kurdes à la vie politique du pays et assurer la liberté de penser, d’expression….
4. Annoncer une amnistie générale et la libération de tous les prisonniers politiques y compris des leaders du PKK.
5. Normaliser la vie dans les zones habitées par les kurdes par la réduction du nombre des soldats et des unités de forces spéciales basées dans le sud-est du pays. La dissolution des milices pro- gouvernementales et la permission aux émigrés et aux « éloignés » de revenir dans leurs villages…
6. Une décentralisation accrue.
7. Se mettre d’accord sur un plan déterminé, pour que les combattants du PKK puissent déposer leurs armes et intégrer la vie sociale et politique du pays (la Turquie).
Le gouvernement turc, quant à lui, pour le moment, n’est prêt à amnistier que les éléments n’ayant pas participé aux actions guerrières. Pour les autres combattants, c’est le Non qui domine. D’où la proposition du Président Irakien de prendre en charge les éléments que la Turquie ne veut pas gracier ou de les envoyer dans un pays tiers. Monsieur Talabani, a également proposé son bon office d’intermédiaire entre le gouvernement turc, le parti du PKK et le gouvernement irakien à condition qu’on le lui demande. Il a rappelé son expérience avec le défunt le Président turc Turgut Ozal à cet égard. Et en fin Il a réitéré la volonté des éléments armés d’abandonner leurs armes soit aux américains, soit au gouvernement irakien à condition qu’il y ait une amnistie générale.
4. Vers une issue honorable ?
Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan s’apprête à annoncer un ensemble de mesures démocratiques en faveur des Kurdes turcs a rapporté le site proche du Président Irakien pukmedia.com. daté de 11 mars. M. Erdogan va effectuer une tournée dans le sud-est du pays au cours de laquelle il va dévoiler à Dyar Bakr, une série de mesures et de réformes politiques, économiques et culturelles.
Selon le site Türk Khabar du 11 mars, Monsieur Erdogan a déclaré : « nous ne pouvons pas progresser dans la lutte contre le terrorisme sans faire une vraie avancée sur le plan politique ».
Me. Mohamed Metinaz, consultant auprès du premier ministre, a déclaré que ses rencontres avec les Kurdes étaient encourageantes, il a constaté que ceux-ci voient en Monsieur Erdogan l’homme de la situation, l’homme qui peut résoudre leur problème et qui est capable de convaincre les éléments du PKK de quitter la montagne et réintégrer dans la vie civile du pays. Les propositions qui vont être faites à Dyar Baker sont très importantes car elles feront preuve de beaucoup d’ouverture en direction de la langue et de la culture kurde, et qu’ il y aura de larges réformes économiques dans l’intérêt de cette région.
Il a ajouté que le premier ministre est convaincu de la nécessité d’accorder aux Kurdes plus de droits et d’améliorer leur situation sociale et économique. Et il a conclu que ces mesures étaient en harmonie avec les appels et les souhaits de monsieur Robert Gates qui a incité le gouvernement turc à privilégier ces mesures aux actions militaires. Cette citation n’est probablement innocente, elle a pour but d’envoyer un message fort en direction de l’establishment militaire.
Dernièrement, le 28 mars, le correspondant de la radio Voice of America, Dorian Jones a rapporté les déclarations du M. Erdogan selon lesquelles la Turquie : « va investir 12 milliards de dollars dans le sud-est du pays, dans des secteurs tels que les barrages, l’irrigation, l’agriculture, l’amélioration des routes. Le premier ministre a promis que d’ici cinq ans, une fois que ces projets auront été exécutés, la différence de niveau de vie entre l’est et l’ouest du pays sera rattrapée ». Selon le site aljazeera, 15 milliards de $ seront investis et une chaîne en langue kurde sera mise en place. Cette démarche inédite en Turquie peut être interprétée comme un grand pas d’ouverture et de reconnaissance de la langue et de la culture kurde et elle ne peut que faciliter la réconciliation historique entre les deux peuples.
5. Pour un jour historique
On assiste, depuis un peu de temps, à une prise de conscience réelle chez les hauts responsables civils turcs et à l’apparition d’une vraie volonté d’aboutir enfin à une solution juste à la question des kurdes. On assiste également à un changement de méthode ou plutôt de stratégie chez les dirigeants du PKK.
Si les mesures tant attendues sont à la hauteur du problème qui traîne depuis presque 100 ans, cela signifierait qu’une page douloureuse de l’humanité pour une partie du Proche Orient sera fermée, et une autre page pleine d’espoir et de paix s’ouvrira.