Dans cet article, Fayez Nahabieh se penche sur les conditions des dernières opérations militaires turques menées en Irak du nord avant d’envisager les évolutions possibles sur le front d’une éventuelle solution politique à la question kurde. AKP, PKK, armée et société civile. Vers quoi se dirige-t-on dans ce dossier ?
1. L’aspect proprement militaire
1a. La première surprise : Une offensive plus tôt que prévu !
Etonnante cette intervention de l’armée turque dans le nord de l’Irak. Le 15 février, la police et l’armée turques étaient en alerte maximale afin de prévenir tout débordement possible à l’occasion de la neuvième année d’emprisonnement d’abdullah Öcalan, le leader du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Le 16 février, la publication, dans le journal el-hayat, imprimé à Londres, de l’essentiel d’une conférence organisée par le Centre des Etudes et des Recherches Stratégiques appartenant à l’état major de l’armée turque, a eu pour thème « L’éradication des moyens financiers et le soutien idéologique du Parti des Travailleurs du Kurdistan- le PKK ».
Le 18 du mois, le journal turc « Zaman », proche du gouvernement AKP, déclare que l’armée turque est maintenant prête pour effectuer une opération terrestre en Irak. L’auteur Ercan Yavuz , donne même le milieu du mois de mars comme la date du déclenchement de cette incursion qui sera, selon lui, suivie par une série de raids aériens afin d’anéantir définitivement les rebelles du PKK. Et selon le même journal, plusieurs milliers de soldats ont pris position sur des montagnes stratégiques telles que Cudi, Gabar, Küpeli, Tanian et Kato utilisées habituellement, selon l’armée turque, comme point de passage par les rebelles du PKK pour s’infiltrer en Turquie.
Mais à la grande déception des médias turcs, l’offensive terrestre a eu lieu plus tôt que prévu. Secret et surprise militaires obligent. Ainsi, entre le 21 et le 29 février, plusieurs milliers de soldats dont 3 000 commandos ont déferlé sur les frontières du nord de l’Irak à une profondeur maximale de 20 km, avec un soutien massif de l’artillerie, de l’aviation et surtout ils ont bénéficié des « renseignements en temps réel » sur le plan logistique des positions des PKK de la part de l’armée américaine. Plus de 520 nouvelles cibles ont été visée. L’armée turque estime avoir détruit, totalement ou partiellement 312 positions.
Quant aux pertes humaines, elles sont importantes : au total, plus de 300 vies humaines ont été perdues, dont 270 rebelles du PKK et 30 soldats selon le communiqué de l’état major turc alors que le site proche du Parti des travailleurs du Kurdistan a annoncé la mort de 130 soldats turcs et 5 PKK.
En ce qui concerne l’acheminement du pétrole irakien traversant le Kurdistan vers la Turquie, l’armée turque a rassuré les compagnies et les consommateurs, en affirmant que les raids aériens et les bombardements ont été soigneusement effectués avec précision afin d’éviter d’endommager les pipelines. Donc le pétrole coule à flot, mais son prix continuera à grimper inexorablement.
1b. Le pire a été évité le 22 février
Selon la chaîne NTV, le parlement du Kurdistan d’Irak, a demandé à la Turquie, le 26 février la fermeture de ses bases militaires qui se trouvent dans cette région (à l’intérieur du Kurdistan d’Irak). En effet, lors de l’offensive de 21 février, des véhicules appartenant au bataillon blindé turc basé en Bamerni ont tenté de quitter leur base sans l’autorisation des autorités locales (Kurdes). Fouad Hussein, le porte parole de l’administration régionale a déclaré que les peshmerga (forces kurdes) ont été mis en alerte et ils ont eu l’ordre de resserrer le contrôle autour de ces bases. Selon lui, les blindés turcs ont été contraints de rebrousser chemin et retourner dans leurs camps une demi heure après leur sortie. Un petit accrochage a eu lieu entre les deux parties, mais la Turquie a immédiatement démenti les allégations du responsable kurde. Quoi qu’il en soit un carnage a été évité.
L’ironie de l’histoire est que les 3200 soldats turcs qui campent à l’intérieur même de cette région depuis 1997, y sont dans le cadre d’un accord dit de « contrôle du cessez-le feu » élaboré sous l’égide des américains et des kurdes de l’Iraq (ces derniers ont donné leur accord malgré eux) afin d’éviter, à l’époque, de nouveaux combats fratricides entre les factions du Kurdistan Democratic Party (KDP) présidé par Massoud Barzani, devenu ultérieurement, Président de la région semi- autonome, et du Patriotic Union of Kurdistan (PUK) présidé par Jallal Talabani, qui est actuellement le Président de la République d’Iraq. Ces soldats sont répartis sur plusieurs bases en Bamerni, Batufa, Kanimasi, et Dilmentepe.
La Turquie en acceptant d’envoyer ces soldats comme force d’interposition entre les frères kurdes a fait d’une pierre deux coups. D’une part, elle empêche l’affrontement entre les frères kurdes, ce qui a, pour elle, un intérêt indéniable sur le plan diplomatique et d’autre part, elle assure une présence quasi permanente à l’intérieur même de la région ce qui lui confère la possibilité de décourager ou de saboter toute tentative d’émergence d’un état kurde indépendant.
1c. La deuxième surprise : Un retrait plus tôt que prévu !
D’abord (le 22 février), le Président Bush a salué l’incursion de l’armée turque. Cependant, quelques jours plus tard les Etats-Unis se sont inquiétés de l’éventualité de l’augmentation de l’hostilité entre ses deux alliés régionaux.
En effet, Washington, craint de ne plus maîtriser la situation si son allié turc est enlisé dans une confrontation beaucoup plus ouverte avec son deuxième allié, les peshmergas du Kurdistan. Cette crainte est doublement justifiée compte tenu de son expérience internationale d’une part, et de l’aventure de son cow-boy du Texas dans le bourbier irakien, d’autre part. [4000 soldats sont officiellement morts, plusieurs milliers blessés, plusieurs milliers de désertions et un gouffre financier de 3000 milliards de dollars. A titre informatif, la totalité des dettes des pays en voie de développement (180 pays) est de 2100 milliards de dollars selon la banque mondiale]. No comment !
De ce fait, le locataire provisoire du bureau ovale, et son Secrétaire d’état à la Défense ont lancé plusieurs appels à la Turquie afin qu’elle « quitte l’Irak le plus vite possible ». Le ministre de la Défense turc, Vecdi Gönül, a rétorqué « la Turquie restera dans le nord de l’Irak le temps qu’il faut ». Mais lors d’une rencontre avec son homologue étasunien, Vecdi Gönül, a rassuré son hôte en l’affirmant que la Turquie « n’avait pas l’intention d’occuper aucune zone » du Kurdistan d’Irak. Le chef de l’armée turque et l’incontournable de toute décision à ce sujet, le général Yasar Büyükanit, s’est refusé à son tour à s’engager à fixer un calendrier de retrait. Pour lui, « Un délai rapide est une notion relative », « Il peut s’agir parfois d’un jour et parfois d’un an ». En bref, la langue du bois.
1d. Comment peut-on alors interpréter la brusque décision de l’armée de se retirer sans qu’il y ait une vaste préparation de l’opinion publique, du milieu politique ou des médias ?
Beaucoup de monde en Turquie, hommes politiques, hommes de la rue et une partie des médias sont convaincus que le retrait du territoire irakien a été opéré sous pression du Président Bush et de son Secrétaire d’état à la Défense sur le gouvernement et l’armée turcs.
Le communiqué de l’état major annonçant la fin de l’offensive et le retrait des troupes dans le pays, n’a pas pu effacer l’ambiguïté sur les conditions ayant entouré la personne qui a donné l’ordre du retrait ou les facteurs ayant provoqué une telle décision. C’est la raison pour laquelle les différents commentateurs turcs ont qualifié cette décision de « bombe ».
Le général Yasar Büyükanit, dans un entretien exclusif accordé au journal turc Milliyet, a coupé court en répondant aux interrogations du journaliste : « la décision du retrait comme l’ordre du départ des opérations militaires, ne dépend que de lui, et ni l’administration politique ou un pays allié (US), ne peuvent prendre une telle décision ».
Autrement dit, Il est le seul décideur dans le pays. Cette déclaration a renforcé les rumeurs qui circulaient déjà disant que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan n’était pas tout à fait au courant de l’ensemble des circonstances ayant abouti au retrait des troupes. Il a ajouté que « la décision du retrait a été prise longtemps avant la visite de Robert Gates à Ankara ». « En réalité, certaines unités avaient déjà quitté le Kurdistan depuis le mercredi 27 février, c’est-à-dire deux jours avant que le communiqué de l’état major annonce la fin des opérations terrestres ». Et le général ajoute « si nous avons fait ainsi, c’est dans le but d’éviter que les Kurdes n’attaquent nos soldats lors de leur retrait ».
D’autre part, le Chef de l’armée, a apporté également un éclairage supplémentaire en ce qui concerne la qualité de communication entre lui et le premier ministre : « Monsieur Erdogan, était au courant de l’ensemble de l’opération y compris la décision du retrait, par contre, il ne savait pas, quand et où exactement se déroulerait le retrait ». En fait, « nous n’informons pas le gouvernement des petits détails ». Et il a ajouté que si le premier ministre, a dû modifier son discours, en déclarant que les combats continuaient encore, c’est tout simplement pour des raisons de sécurité et pour assurer le retour des troupes en toute sécurité.
Quant à l’annonce du retrait de l’armée quelques heures après l’arrivée de Robert Gates à Ankara, le général Büyükanit a répondu « ce n’était qu’un simple hasard », et « nos démarches militaires ne dépendent pas de l’arrivée ou non de Monsieur Gates », « la décision du retrait est prise pour des raisons uniquement militaires », « cela signifie, sans l’influence des Etats-Unis ». Une fois de plus c’est la langue de bois.
Toutefois, selon des informations obtenues par le journal Milliyet, le Président Bush est intervenu directement auprès d’Ankara, lorsqu’ il a été informé de l’absence de réponses fermes à ses interrogations concernant les objectifs finaux de l’opération terrestre, les pourparlers supposés avec les Kurdes du nord de l’Irak, la position envers l’Afghanistan et la décision relative aux boucliers anti-missiles (projet inutile mais trop cher au Président). Le journal a souligné que Robert Gates a fait entendre à ses interlocuteurs turcs la possibilité d’interrompre la coopération en matière de « renseignement en temps réel », trop cher à l’establishment militaire, si Ankara ne donne pas des réponses adéquates à l’administration américaine.
1e. L’opposition parlementaire turque proteste
Le brusque retrait a également fait l’objet d’échanges durs entre le chef de l’armée et les deux partis de l’opposition, le Parti du Mouvement Nationaliste (MHP) et le Parti Républicain du Peuple (CHP). Deniz Baykal, le leader de ce dernier, a même demandé au général de ne plus se mêler de la vie politique et il a qualifié ses déclarations envers les politiques d’insultes, a rapporté le CNN Türk le 8 de ce mois. Monsieur Baykal n’a pas manqué d’apporter son lot de critiques contre Robert Gates, car ce dernier, non seulement a réclamé que l’opération turque soit limitée, mais en plus il a menacé d’imposer des sanctions à la Turquie.
Quant au président de l’Assemblée Köksal Toptan, il a considéré que les appels insistants des Américains pour que les Turcs quittent rapidement le nord de l’Irak étaient motivés par le désir d’envoyer le message au monde que l’intervention de l’armée turque se faisait sous leur contrôle.
Interrogé sur le même sujet, par la TRT, Turkish Radio and Television Corporation, Monsieur Toptan a répondu avec tristesse que : « Les Américains ont tort de donner l’impression que le retrait de l’armée s’est déroulé à leur demande ». Et lorsqu’on le questionne sur le but des responsables états-uniens de se comporter ainsi, le président de l’assemblée est franc : « J’imagine qu’ils voulaient envoyer un message au gouvernement irakien central d’une part, et à l’administration régionale du Kurdistan du nord de l’Irak d’autre part, en disant que, si vous êtes en colère contre nous car nous aidons les Turcs, ces derniers se retireront dès que nous le leur demanderons." En bref, les Américains, tentent de tirer des avantages dans leur propre intérêt, a conclu Monsieur Toptan.
Pour l’analyste Jonayit Ôlsfir, le retour du 29 février va ouvrir une nouvelle fissure dans les relations américano-turques aussi importante que celle ouverte par le refus du parlement d’utiliser les territoires du pays le 1re mars 2003 pour envahir l’Irak et ce retrait a mis en évidence deux vérités amères : la capacité des Américains d’assécher les ruisseaux quand ils le veulent et l’absence de coordination entre l’administration civile et l’Establishment militaire. Ce qui a poussé un observateur à commenter cette situation en disant que : « si le retrait est vraiment le fait des pressions états-uniennes, cela signifie que la Turquie est tombée dans le piège américain. Alors que, s’il est purement une décision turque, cela signifie que le pays est tombé dans le piège qu’il s’est tendu à lui-même ».
Enfin, le général Yasar Büyükanit et le premier ministre Recep Tayyip Erdogan ont nié toute interférence ou influence de la part des Américains dans la décision du retrait des soldats. Le premier ministre a même déclaré qu’il quitterait la vie politique s’il constatait l’existence d’une telle pression !
A suivre...