Turquie Européenne publie ici une série en sept volets, consacrée au débat qui a lieu en Turquie sur la question du génocide arménien : elle suit très précisément un dossier publié dans le quotidien Radikal et monté par le journaliste Ertugrul Mavioglu selon une série d’entretiens réalisés avec des historiens et intellectuels turcs.
Fidèle à sa ligne éditoriale, Turquie Européenne cherche ici à se faire l’écho des débats qui agitent la société turque et dont nous tenons à proposer toutes les dimensions, sans exclusive, persuadés que c’est bien dans le plein affrontement d’opinions et de positions diverses qu’une vérité peut se faire jour.
Interviewé par Ismet Demirdögen, le professeur Yusuf Halaçoglu, Président de l’Institut d’Histoire Turque est l’un des défenseurs les plus en vue de la thèse officielle turque selon laquelle il n’y a pas eu de génocide. Il devait faire récemment l’objet d’une procédure au pénal en Suisse pour avoir défendu ses thèses lors d’une conférence, le 2 mai 2004.
Les réactions en Turquie ne se sont pas fait attendre, provenant même des opposants à M. Halaçoglu.
« Cette décision est une violation intolérable de la sphère scientifique par le droit et la politique. C’est un scandale. Le fait que les parlements ou les diverses institutions de pays tiers décident de ce qui s’est passé ou non dans l’histoire est une ingérence que la science libre n’acceptera jamais. Ce n’est qu’en débattant librement que l’on approchera de la vérité. Je suis contre les opinions du professeur Halaçoglu mais je trouve absolument inacceptable, au nom de la démocratie et de la science, qu’on l’empêche de défendre ses opinions dans le cadre de la liberté scientifique », a, pour sa part, affirmé le professeur Halil Berktay de l’Université Sabanci.
« Je ne donne aucun sens à de telles décisions qui ne contribuent à rien d’autre que politiser l’affaire. En outre, du point de vue de l’histoire, les décisions de ce genre ne peuvent être permanentes. Plus la liberté de pensée est grande, plus l’absence de mesure et de qualité apparaît de façon évidente. Je ne partage pas du tout les opinions du professeur Halaçoglu mais je défendrai toujours son droit à les exprimer », a, quant à lui, déclaré le journaliste Etyen Mahçupyan.
Peut-on parler en 1915 de l’existence d’une question ethnique dans l’Empire ottoman ?
L’Etat ottoman est un empire. Il n’est pas doté d’une structure unitaire. Jusqu’au 19e siècle, il n’y eut pas de tel problème. A partir de 1863, les activités missionaires se sont tournées vers l’ouverture d’institutions éducatives. La première ouverte fut le Robert College. C’est un exemple du passage à l’action des groupes ethniques. Les premiers diplômés du Robert College figurent parmi les leaders de la révolte bulgare. Si vous appréciez cela à la lumière de l’expansion des écoles américaines en Anatolie vous saisissez la façon dont a pu se développer le problème puis la question ethnique dans la région.
Quelle était la raison de la déportation des Arméniens ?
Les Arméniens vivaient depuis 850 ans avec les Turcs. Il n’y eut pas le moindre petit accrochage. Que s’est-il passé pour qu’on en arrive à des affrontements ? En 1878, au tout début du mouvement a été fondée l’association de Karaagaç. C’est un groupement du genre du Ku Klux Klan. Elle avait pour objectif d’armer les Arméniens avant de les faire marcher sur les musulmans. Le consul russe de Van, Temren déclarait : en fait il n’y a aucun problème entre musulmans et Arméniens. Tout le problème réside dans les comités qui rassemblent les Arméniens dans les eglises et qui se livrent à de la propagande... Ceux-ci vont jusqu’à menacer les non-Arméniens de les passer au fil de l’épée.
Comment se fait-il qu’en 1915 les populations grecques qui sont bien plus nombreuses que les populations arméniennes ne se soulèvent pas alors que les Arméniens si ? Si les Ottomans avaient voulu un nettoyage ethnique alors il aurait aussi fallu déporter les Grecs.
Les Grecs n’étaient pas dangereux ?
Les Grecs n’étaient pas organisés de la sorte. Durant la guerre vous voyez dans les archives françaises les liens entre Paris et les Arméniens, l’aide sous forme d’armement. Dans une lettre datée du 5 novembre 1914, le président de la délégation arménienne annonce qu’ils sont prêts à aider les Français à débarquer à Alexandrette. L’armée anglaise compte 8 000 soldats arméniens. Et l’armée russe 150 000. Parmi eux, ce sont 15 000 hommes qui sont affectés aux opérations de sabotage. On trouve tout cela dans les archives françaises. Vous ne pouvez pas écrire l’histoire sur la foi de paroles attristantes sans étudier au préalable tous ces éléments.
Les conditions qui ont conduit à la déportation sont celles-ci ?
Absolument. Les actes de révolte ou de collaboration avec l’ennemi. Une révolte éclate à Van. Dans les archives françaises, on lit : « notre soulèvement se poursuit avec succès. Nous avons massacré 6 000 musulmans jusqu’à présent. » Les mêmes évènements se déroulent à Bitlis, à Mus à Erzurum. A Antep puis Harput. Et vous, pendant ce temps-là vous vous battez sur les fronts syrien, caucasien ou dans les Dardanelles.
Est-il question d’une quelconque différenciation parmi les Arméniens durant la déportation ?
C’est juste. On trouve dans les archives ottomanes des consignes précisant qu’il ne fallait pas déporter ni les Catholiques ni les Protestants. Mais si parmi eux, certains avaient participé aux évènements alors ils seraient également déportés. L’ensemble des populations concernées avoisinent les 90 000 personnes.
A combien est alors évaluée l’ensemble de la population arménienne à cette époque ?
Selon les statistiques ottomanes, on l’estime à 1 million 294 mille personnes. Selon les Anglais, 1,6 millions. Pour les Français, 1, 5 millions. Selon le Patriarcat arménien : 1, 915 millions. En moyenne : 1, 5 millions.
- Combien sont morts durant la déportation ?
Dans les documents de la Direction de la Sécurité Publique, on peut lire que 500 personnes sont mortes entre Erzurum et Erzincan, massacrées par les brigands kurdes. Entre Urfa et Alep, attaquées par des brigands arabes ce sont deux mille personnes qui disparaissent. Puis dans les camps de Diyarbakir et de Mardin, ce sont à chaque fois 700 personnes qui sont tuées après avoir été enlevées, c’est-à-dire environ 2 000 personnes. Au total, ce sont quelques 4 500 personnes.
Par ailleurs, on sait que la colonne partie d’Erzurum a été complètement anéantie dans la région de Dersim (Tunceli). Il n’y a pas de chiffre. Un convoi comptant au maximum deux mille personnes et si deux convois ont été anéantis dans cette région, cela nous conduit à 8 500 morts.
Les autres raisons étant le froid, la faim et la maladie...
Personne n’est mort du froid. On ne peut pas dire que des gens partis en avril ou en mai puissent mourir du froid. Quant à ce qui est de la faim et de la maladie. Nous sommes en plein c�ur de la première guerre mondiale. Vous ravitaillez vos troupes. Vous déportez les Arméniens. En outre, vous ne les envoyez pas tous en Syrie. Certains s’en vont vers le Caucase.
La sous-alimentation due aux conditions de guerre, la peine du périple, les épidémies. Pour autant que nous ayons pu les évaluer, les morts résultant de ces facteurs-là avoisinent les 52 000.
(à suivre)
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