Frontière. Tel est le mot, la réalité ou l’idée qui travaille aujourd’hui, de façon secrète mais puissante, le monde dans lequel nous sommes en train de glisser. C’est la mutation de cette idée de frontière sur laquelle s’articulent nombre des enjeux auxquels l’actualité nous confronte ces derniers temps. Quant aux choix que nous ferons, ce seront des choix de frontières.
« Qui veut décrypter le nouvel ordre géopolitique, doit donc saisir cette dimension essentielle : vues du ciel, les frontières territoriales comme la distinction ami/ennemi deviennent de plus en plus floues, et tout l’espace du politique est à repenser. » Jean Birbaum, dans le Monde Magazine, le 2 avril 2011.
Principe d’incertitude oblige, le changement de regard commande le changement de réalité et de monde. Vu de la terre, le monde est une étroite communauté, un fief (et l’idée d’un empire), un cocon chaud et hermétique. Vu de la mer, il est un espace quadrillé depuis un centre de pouvoir, une ville, une capitale administrative et économique. Vu du ciel, il est une sphère, un ensemble de centres serrés dans un complexe réseau d’interactions, un monde dont les contours, les formes et les mots nous échappent encore.
Ces trois mondes successifs incarnent les formes successives prises par une frontière en mutation : la limite protectrice du fief, le poste-frontière de l’État-nation (naturelle ou en expansion comme aux États-Unis), la zone de contact de l’espace global. Cette dernière n’existe pas aujourd’hui. On sait au moins ce qu’elle ne sera pas : ni frontière-identité (à l’européenne), ni frontière-projet (à l’américaine), sans doute, en partie, un métissage des deux, complexe et radicalement neuf.
Cette mutation de la frontière commande une cascade de mutations connexes et douloureuses. N’en retenons que deux, à l’intérieur et à l’extérieur :
Sur le plan de l’identité et des sujets politiques, les virus mutants de la nouvelle frontière imposent de délicats redécoupages. Poussant ses racines jusqu’à l’intérieur des consciences, elle trace inévitablement une nouvelle ligne de partage des subjectivités et des identités, elle repose la question de la relation aux figures de l’autre. Elle trace nécessairement des lignes de faille dans les définitions antérieures de l’espace public et par là, de ce qu’on appelle la laïcité. Faut-il dès lors ne voir que l’œuvre du hasard dans la correspondance des bouleversements du monde arabe et la fièvre populiste (islamophobe) qui semble embraser les opinions publiques européennes ?
Faut-il ne voir qu’une simple coïncidence dans les débats qui ont lieu, en France et en Turquie, sur les questions d’espace public, qu’on déploie ou qu’on restreint à l’envie, sans jamais parvenir à trouver un compromis durable ? Enfin, faut-il s’étonner que les mêmes questions taraudent des sociétés si différentes, mais de plus en plus apparentées dans ce monde commun dont l’agenda est de plus en plus global ?
Second champ de déploiement de la frontière, la géopolitique, comme l’annonçait Jean Birnbaum, à l’origine de ce billet. Si la frontière taraude tant le débat politique français en ce printemps 2011, c’est que l’arrière-plan de toutes ces péroraisons est, quant à lui, tout entier travaillé, surtout inconsciemment d’ailleurs, par la question éminemment géopolitique de la frontière utile et nécessaire à la survie politique de l’Europe sur le long terme.
La question géopolitique n’a cessé d’être posée depuis cinq à six ans : elle a scindé le parti socialiste lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005. Elle scinde aujourd’hui l’UMP sur la question des croisades et de l’identité chrétienne de la France...
L’impensé de la frontière se tient quelque part dans ces questions : comment apparaître au monde pour continuer d’exister ? Quel est, quel sera, le coût de cette frontière, de cette nouvelle manière d’apparaître ?
Apparaître, c’est-à-dire être vu, ne plus échapper aux regards, au regard global de l’ère du satellite. Mais aussi, apparaître en une posture, un angle, une parallaxe qui conditionne le voir. Déterminer sa frontière, voir et être vu. En Europe tout le monde sait – l’attestent d’ailleurs à la fois le tabou sur la question ou les monceaux de bêtises déversées sur le sujet – que le choix sur la Turquie est un choix de frontière, et qu’il déterminera l’avenir de l’UE. À tous les niveaux. Raison de plus pour éluder une question dépassant les plats horizons d’un quinquennat.