On n’a jamais parlé de lui autrement que par ses livres et ses luttes. Moi, je veux vous livrer des choses plus personnelles, quelques photos papier ; sans aucune retouche. Sans photoshop.
Notre première rencontre
Un gros immeuble du quartier de l’Esplanade, celui de l’Université à Strasbourg. Je trouve son nom et appuie sur le bouton de l’interphone :
Baskin mon frère, je t’attends au septième étage !
On arrive, ağabey [grand frère-NdE], dis-je.
C’est Madame Firomi qui ouvre la porte, son aide de vie depuis des années. Nous parvenons au salon par un couloir étroit dans lequel on ne passe qu’en se faufilant entre l’entassement de coupures de presse et les étagères de livres. Là, les archives ne lui laissent qu’une toute petite place afin qu’il puisse tourner sa chaise roulante. C’est ici que nous nous embrassons pour la première fois.
Le voyage à Strasbourg tout juste confirmé, je l’avais appelé :
Ağabey, on va enfin finir par se rencontrer. Ça me fait vraiment plaisir. Qu’est-ce qu’on peut te ramener d’ici avec Feyhan, je t’en prie dis-nous le, ça nous fera plaisir !
Baskin mon frère, répond-il, venez vous déjà, je ne veux rien d’autre. Mais il y a le recueil des chroniques quotidiennes de Mümtaz Soysal [professeur de droit constitutionnel - NdE] sorti aux éditions Bilgi, si vous me l’apportiez, ça irait, ce serait même trop ! Seulement tu sais, j’aime pas que les livres soient cornés ! Je vous emmènerai tous deux boire du vin dans un restaurant très mignon à deux pas de chez moi. On boit du vin en France !
Ağabey, nous, on avait pensé t’emmener quelque part ; je t’en prie accepte !
Pas possible. “Le droit d’aînesse”, je m’en expliquerai un peu plus loin, qui lui confère ce droit inaliénable, il l’utilise encore une fois...
Une conscience aussi vive que la braise
Je ne sais pas trop ce que nous avons mangé. Je me souviens que nous avons bien trop dégusté de vin d’Alsace. Et puis que c’était la Turquie qui avait accompagné cette dégustation. “[Il parle d’Atatürk] Ah mais pardon, c’était déjà évident à la façon de s’habiller du personnage ! Il s’habillait de manière très élégante ! Celal Bayar lui aussi était un Unioniste, mais quelque part il a joué un rôle négatif. Il a aimé Atatürk, mais son attachement avait quelque chose de bizarre : “ L’aimer, ça relève du culte”, disait-il ; de la foi, de la liturgie si vous préférez. Voyez un peu cette comparaison ! De l’autre côté, il aurait pu brider Menderes ; il aurait pu dire “Adnan, je m’occupe de cela, débarrasse-toi de cela Adnan”. Car malgré tout, tu étais un unioniste !”
[Celal Bayar fut le troisième (et le premier non-militaire) Président de la République de Turquie. Il fonda le Parti démocrate avec Adnan Menderes qui fut le vainqueur des premières élections démocratiques en Turquie en 1950 et rejeta ainsi les kémalistes dans l’opposition. Premier ministre, Adnan Menderes fut arrêté et pendu à la suite du coup d’État militaire de 1960 - NdE]
Pendant ce temps, il saisit les poignées de son fauteuil et se propulse vers le haut, se laisse retomber, se propulse à nouveau, etc... Son système de production d’idées fonctionne en permanence mais, il lui faut aider son système digestif même pendant les repas.
“En Turquie, ce qu’il faut avant tout, c’est la démocratie. Nous avons eu tort de dire “ la révolution socialiste avant tout”. Apporter la démocratie le plus largement possible ; voici notre devoir. Et sur la question kurde, c’est aussi ça le problème !”
Kémaliste jusqu’au cœur, mais avec une différence par rapport à beaucoup d’autres : une immense conscience. Mais il critique aussi, à demi-mot : On l’avait invité à venir parler de Nazim Hikmet [Grande figure de la poésie turque moderne qui finira ses jours en exil à Moscou pour ses idées communistes, NdE] à Londres. Avant que l’on ne passe aux questions de la salle, il dit : “Mes amis, je vous prierai de ne pas poser la question de savoir pourquoi Nazim n’a pas parlé de la question kurde. Je m’explique : il était lui, le porte-parole de la classe ouvrière en Turquie, de toute la classe ouvrière. Ni turque, ni kurde ! Pour lui le pays était un tout ; et c’était ainsi à cette époque.” Les questions commencent : “Très cher maître, pourquoi Nazim Hikmet n’a -t-il pas parlé de la question kurde, pourriez-vous nous l’expliquer ?”
Arrivent les glaces. Il saisit à nouveau les poignées de son fauteuil pour se hisser vers le haut et redescendre, etc... Une fois, après avoir bien insisté, on réussira à l’amener dans un restaurant médiéval du centre-ville, au bord de l’eau. Mais nous aurions mieux fait de ne pas insister parce qu’il avait fait venir un minibus équipé, qui l’a attendu et ramené à une heure avancée de la nuit...
L’utopie aussi est interdite
Parlons de choses plus rigolotes, mais même l’humour peut être tragi-comique dans ce pays. Dans une colonne de Cumhuriyet [Grand quotidien national en Turquie - NdE] parue un 23 mars, il fait paraître un texte intitulé “Diyarbakir durant la fête de Nevruz” [Nevruz, ou Newroz en kurde, est la fête du nouvel an iranien, aujourd’hui célébrée par les Kurdes comme une fête nationale - NdE], afin de déverser à la fois ce à quoi il aspire et l’utopie à laquelle il rêve : “ Je suis allé aux festivités du Nevruz à Diyarbakir. Ces milliers de personnes se sont lancées dans une farandole, là devant nous. Toute la place tournoyait. L’après-midi, j’ai pris part à une conférence. Puis nous sommes allés à l’Université Dicle (du Tigre). L’université avait décidé une chose qui faisait sens : ouvrir une section de littérature et de langue kurdes ! Le soir, on m’a conduit dans un cinéma des plus modernes. On y diffusait Mem-u Zin [Epopée amoureuse en langue kurde qui donna lieu à la première manifestation de littérature écrite kurde au XVIIè siècle, NdE]. En kurde ; sous-titré en turc...”
Le jour où sort son papier, c’est l’enfer à Diyarbakir : toutes les institutions, à commencer par le Haut Conseil des Universités, se ruent sur leurs téléphones pour appeler l’université : “Comment pouvez-vous l’inviter sans nous en informer ! Comment pouvez-vous organiser un tel discours par une journée si délicate !”
+ + +
Il y a à peu près un an, il a décidé de rentrer définitivement en Turquie. Déjà une fois qu’il était revenu, on l’avait renversé avec son fauteuil, on lui avait coupé une jambe ; puis ce fut la seconde. Et il en vint à ne plus pouvoir parler. Avec mon ami informaticien, Bülent, on lui arrange un ordinateur dans l’espoir de faciliter la communication.
Je fais des pieds et des mains, je parviens à lui faire accepter ; il est très excité, c’est la première fois qu’il se servira d’un ordinateur, qu’il ira sur Internet. Cengiz du collectif DurDe arrange l’installation du modem. Au final, on n’y arrive pas, peu importe la raison. Quoi qu’il en soit, sa santé ne s’améliore pas. A chaque appel hebdomadaire, nous ne parlerons qu’avec “M’dam l’infirmière Güzlan”. On le comprend de moins en moins bien.
Et notre rencontre...
Je n’ai pas encore raconté comment on s’est connu. Comme tout le monde, j’avais beaucoup entendu parler de lui. Il devait son infirmité à la balle d’un si pauvre d’esprit qu’on n’aurait pu le tenir pour fasciste. C’était une telle époque, qu’ils l’avaient mis à la porte, après sa retraite, par application du 1402 [Loi Martiale no.1402 du coup d’État de 1980 qui permettait le licenciement de toute personne « indésirable » aux Militaires, sans formalité d’aucune sorte - NdE]. Cela devait être fin 1982 parce qu’on est quelques semaines après mon licenciement en tant qu’assistant d’université par 1402, et le téléphone sonne :
Baskin, mon frère, comment ça va ! C’est Server Tanilli !
Surpris, je bredouille :
Ça va très bien, tous mes respects, mais vous surtout ağabey, comment allez-vous ?
Merci, mon frère ! J’ai la pêche ! Plus je vois comme ils sont ridicules, plus je me porte bien ! Maintenant écoute. En partant en retraite, ils m’ont donné toute une série de primes. D’ici quelques jours, mon avocat t’enverra un mandat.
Je ne sais pas quoi dire, et il poursuit en voulant parler de ma fille Sırma alors âgée de onze ans :
C’est pour les études de la petite-fille, ça ne fera pas le compte, mais mon avocat va t’envoyer 50 000 lires !
Je donne des cours de français, je gagne ma vie, je vous en prie...
Baskin, mon frère ! Je t’envoie cette petite somme en vertu de l’autorité que me donne le droit d’aînesse ! Et ce droit-là, il ne te reconnaît aucune possibilité d’objection ! Et s’il te plaît, ne parlons plus de cela maintenant ! Raconte-moi voir ce que tu fais et ce que tu lis et écris ces temps !
Ces 50 000 lires se révéleront très prolifiques. En plus de me permettre de me refaire, elles serviront à aider à l’atterrissage de trois amis maîtres de conférence, eux aussi victimes du 1402. Ils rembourseront tous rubis sur l’ongle. Enfin, elles iront à quatre de nos amis jetés en prison. Et à chaque fois, je lui donnerai des nouvelles par téléphone. “Maintenant, la somme est entre les mains de ce copain-là”, je lui dirai. Il en sera fier. “Merci Baskin, mon frère !” dira-t-il. Et il demandera : “ Maintenant venons-en à l’essentiel ! Comment qu’ils se portent nos dolmas à l’huile d’olive [Feuilles de vigne farcies - NdE] ? Dans deux semaines, je viens à la foire d’Ankara, que Feyhan se le tienne pour dit !”
S’il avait appris que j’avais écrit tout cela, il m’en aurait beaucoup voulu. Mais s’il est bien un droit d’aînesse, alors moi je n’ai écrit cela qu’en me fondant sur le pouvoir que me confère le droit du cadet.
— -
Professeur de droit constitutionnel et écrivain, Server Tanilli a enseigné à Istanbul, puis, suite à son invalidité, à Strasbourg pendant de longues années. Il est décédé le 29 novembre 2011. Il reste l’une des figures tutélaires de la gauche turque.
Info de dernière minute - 10.12.2011-
Trois policiers en civil se sont hier présentés à la maison d’édition Belge dont le propriétaire est Ragip Zarakolu. Ayant entendu dire qu’une commémoration de l’attentat perpétré en 1978 contre la maison d’édition allait être organisée, ils ont demandé à voir Ragip Zarakolu et Server Tanilli. Pensant que Zarakolu et Tanilli allaient prendre la parole lors d’une conférence, ils ont annoncé être là pour “ veiller à ce qu’ils ne soient victimes d’aucune agression”. Mais le plus étrange reste tout de même que Server Tanilli est décédé le 29 novembre et que Ragip Zarakolu a été arrêté le premier novembre dernier dans le cadre de l’affaire KCK (affaire au cours de laquelle ont été arrêtés des milliers de militants ou prétendus militants de la cause kurde).