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De la Révolution du Chapeau à celle de la Rose !

vendredi 21 septembre 2007, par Jean Marcou


Pour nombre d’observateurs, l’élection d’Abdullah Gül à la Présidence de la République constitue un tournant dans l’histoire de la Turquie contemporaine.

Certains d’entre eux n’hésitent pas à voir dans cet événement la fin du régime autoritaire inauguré par la « Révolution du chapeau » (nom donné au mouvement réformateur kémaliste qui concernait en premier lieu le couvre-chef masculin) et le début d’un processus qui doit conduire à l’achèvement du passage de ce pays à la démocratie, phénomène que d’aucuns baptisent déjà « Révolution de la Rose » (« Gül » voulant dire « Rose » en turc).

Il est vrai que l’élection du candidat de l’AKP, le 29 août, qui a été suivie par la nomination du gouvernement et par l’investiture de celui-ci par la Grande Assemblée Nationale de Turquie, semble non seulement clore la crise ouverte depuis l’élection présidentielle mort-née d’avril dernier mais également ouvrir une nouvelle ère annonçant le dépérissement des pouvoirs effectifs de « l’establishment politico-militaire » et la fin du droit de regard que ce dernier a exercé jusqu’à présent sur le système politique turc. Quel bilan faire du cycle politique que nous venons de vivre ?

La crise de 2007 a tout d’abord exorcisé le processus qui avait vu, en 1997, l’armée pousser le gouvernement de l’islamiste Necmettin Erbakan à la démission. Aux termes de plusieurs mois de conflit larvé, cette fois, c’est le pouvoir civil qui l’a emporté. Dès le départ, la situation de 2007 était pourtant bien différente de celle de 1997. Les réformes constitutionnelles et législatives réalisées pour satisfaire aux critères européens avaient en effet privé pour l’essentiel « l’establishment » des compétences qui lui reconnaissaient un droit d’intervention dans le système. Une initiative comme celle que le Conseil de Sécurité Nationale avait prise, le 28 février 1997, et qui fut point de départ du phénomène qualifié par la suite de « coup d’Etat post-moderne » était désormais difficilement concevable, cette institution ayant été ramenée à un rôle consultatif. Il ne faut pas oublier également que, depuis les élections de 2002, le gouvernement et sa large majorité parlementaire disposaient d’une légitimité politique autrement plus solide que celle du gouvernement de coalition de Necmettin Erbakan. En réalité, dans un contexte d’affaiblissement de ses pouvoirs nominaux et face à un adversaire plus sérieux, « l’establishment » n’avait que des moyens réduits pour réagir. Dès lors, depuis le début de l’année, tout s’est passé comme si l’armée persistait à s’arroger un droit à la parole en espérant que son seul discours pourrait encore avoir un effet dissuasif. Mais tout le monde sait bien que pour être efficace la dissuasion doit être avant tout crédible… et la crédibilité des mises en garde successives de « l’establishment » s’est assez vite révélée fragile. Certes, l’embellie des grandes manifestations laïques d’avril-mai, par son caractère spectaculaire et l’écho qu’elle a pu avoir auprès des médias, a créé, pendant quelques jours, l’illusion qu’une résistance politique à l’AKP était en train de prendre corps. Mais dès lors que le processus électoral provoqué par la crise s’est enclenché les masques sont tombés. Les élections de juillet 2007 sont à cet égard très instructives. Délaissant toute référence religieuse, l’AKP a mené une campagne pragmatique articulée autour de ses acquis et de son aptitude à gérer la Turquie d’aujourd’hui, un peu comme si rien ne s’était passé antérieurement. Incapable de sortir de l’argumentation idéologique suscitée par le conflit présidentiel, le camp laïque a, en fait, montré qu’il ne connaissait pas les rouages et les comportements qui sont ceux de la démocratie parlementaire. C’est ainsi son incapacité tant à exercer le pouvoir qu’à jouer son rôle d’opposition démocratique qui a été sanctionnée, le 22 juillet, tandis que l’AKP parvenait pour sa part à élargir sa base électorale et à séduire un Turc sur deux.

Toutefois, l’acquis le plus important du processus que nous venons de vivre sera d’avoir vu pour la première fois, le pouvoir civil résister avec succès à la pression militaire. Ce succès découle surtout de la forte légitimité qui a été celle du gouvernement tout au long de la crise et qui a écarté le spectre d’un recours à des pratiques d’un autre âge. Car, ne l’oublions pas, l’armée est intervenue par le passé, avant tout parce qu’elle avait pu se poser en gendarme légitime d’un système politique qui ne marchait plus. Or, si le gouvernement s’est imposé cette fois-ci, c’est parce qu’il a atteint un degré de maturité qui a rendu illusoire pour ne pas dire grotesque la position traditionnelle d’ultime recours qui était à l’origine celle de l’autorité militaire dans le système de la Constitution de 1982. Ne nous y trompons pas, la stabilité politique et la bonne santé économique du pays ont été le moment venu des atouts déterminants pour le gouvernement dans sa confrontation avec « l’establishment ». Toutes les enquêtes effectuées sur les scrutins de 2002 et de 2007 ont montré que les motivations économiques avaient été au cœur des préoccupations des électeurs lors de leur vote. Qu’eût été la position du gouvernement au moment du « e-memorendum », s’il avait été au prise avec des problèmes de coalition parlementaire et avec une inflation frisant les 3 chiffres ?

Désormais une nouvelle législature commence et loin de se refermer la boucle est en train de révéler de nouveaux enjeux. Celui, tout d’abord, des institutions et du régime politique avec le projet de Constitution civile. Celui, ensuite, d’une relance des négociations européennes où la Turquie pourra se prévaloir de cette situation politique et économiques pacifiée mais aussi faire valoir ses nouveaux atouts stratégiques avec la montée en puissance de la question des couloirs énergétiques. Celui, enfin, de l’évolution de la société turque et de la place qui y sera celle de la religion.

Ces enjeux relancent certes les débats sur les intentions profondes de l’AKP mais aujourd’hui le thème de « l’agenda caché » paraît quelque peu dépassé. Cela, sans doute, parce que, pour gagner, l’AKP a pris le risque d’une plus large ouverture encore qu’en 2002 en faisant presqu’oublier désormais son identité d’origine. Dès lors, il semble que toutes les options soient possibles et l’on peut même penser qu’elles vont devoir cohabiter dans la société turque au cours des années qui viennent. Ainsi, si l’on peut s’attendre à ce que se poursuive l’islamisation par le bas observée ces derniers temps dans nombre de secteurs de la société turque, il est probable que de nouveaux phénomènes d’hybridation porteurs d’une sécularisation de comportements et de pratiques d’origine religieuse vont aussi se multiplier par ailleurs. Oui, une nouvelle ère s’ouvre et elle ne sera pas moins passionnante à suivre que la crise à laquelle nous venons d’assister et qui n’a pas encore livré tous ses enseignements !

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Sources

Article original publié le mercredi 12 septembre 2007 sur le blog de l’OViPoT

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