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La Turquie deviendra-t-elle la Malaisie ?

Un entretien avec Serif Mardin

mardi 2 octobre 2007

Le quotidien Hürriyet du dimanche 16 septembre 2007 a publié dans son supplément un entretien avec Serif Mardin, professeur de sociologie. [entretien avec Ayşe Karman]

[Né en 1927, Serif Mardin est l’un des plus grands sociologues turcs. Diplôme du lycée Galatasaray, il a fait sa thèse aux Etats-Unis à Stanford et a enseigné dans plusieurs grandes universités turques].

Q : Comment cette société est-elle devenue ce qu’elle est ? Par quels chemins est-elle passée ?

R : La situation actuelle a ses propres racines historiques. A l’époque du parti de l’Union et du Progrès, il y avait une revue qui s’appelait « Halka Dogru – vers le peuple ». On y retrouvait en grande partie les idées de Yusuf Akçura.

Q : Quelles étaient ces idées ?

R : « La classe dirigeante ne connaît pas les besoins du peuple, ne sait pas ce qu’il veut, comme il peut être heureux. Pour cette raison, nous n’avons pas réussi à l’atteindre. Il faut que nous le fassions… » Toutefois, ce mouvement n’a pas seulement eu des aspects positifs. Il faut que je vous explique d’abord les problèmes qu’il a créés en Russie, car ce mouvement populaire nous vient de là-bas. Ceux qui voulaient bien faire ce travail en Russie se sont installés dans les villages en disant « Si nous voulons aller vers le peuple, il nous faut d’abord le connaître. Quel genre de peuple est le peuple ? » Ils ont connu une immense désillusion.

Q : Pourquoi ?

R : Car le peuple qu’ils avaient en face d’eux n’était pas celui qu’ils avaient imaginé dans leur esprit. Le peuple qu’ils avaient imaginé dans leur tête et celui auquel ils faisaient face étaient deux choses très différentes. Ses traditions et sa vie quotidienne étaient très différentes des leurs.

Q : Est-on arrivé à la même conclusion chez nous ?

R : Oui. Il est vrai que Yusuf Akçura était conscient de la situation quand il a entamé le mouvement. D’ailleurs, c’est cette désillusion qui a fait que des mesures contraignantes ont été prises contre le peuple pendant la révolution bolchevique en Russie. C’est la raison pour laquelle, tout en étant un véritable idéal, le mouvement vers le peuple était aussi accompagné de mesures restrictives chez nous également.

Q : Quel genre de mesures ?

R : Par exemple, toutes les formations politiques ont été interdites au Parlement à part le parti populaire. Les élections de 1923 se sont déroulées dans un esprit pareil. Les protagonistes de ce mouvement ont également essayé des choses positives telles que l’élévation du niveau d’éducation et de revenus. En faisant tout ceci, l’Etat avait besoin d’avoir des bras qui s’étendaient vers le peuple. Ce qui a manqué en Turquie c’était la longueur de ces bras : ils étaient trop courts. Ils n’ont pas réussi à aller jusqu’au peuple.

Q : C’est ce que l’AKP a réussi à faire ?

R : Exactement. Il peut atteindre le peuple. Il peut parler sa langue et l’embrasser jusqu’au niveau le plus bas.

Q : Il n’existe aucun autre parti qui l’ait fait ?…

R : Comme les bras se tendant vers le peuple étaient courts, on a trouvé un nouveau moyen : les partis politiques. Vous ne pouvez peut-être pas mener l’Etat jusqu’au peuple, mais les hommes politiques peuvent aller vers lui et établir des liens chaleureux dans leurs propres intérêts. Le parti démocrate [Parti de Celal Bayar qui remporte les élections en 1950 après le passage au multipartisme] était un de ces partis. La raison de sa réussite était qu’il parlait la même langue que le peuple. A partir du parti démocrate, tous les partis, à l’exception du parti républicain (CHP), - on les appelle partis conservateurs – ont suivi cette voie et ont réussi.(….)

Q : Etait-ce la raison de la victoire de l’AKP ?

R : Une des raisons. Il y a un autre point ; une autre des choses que l’Etat ne voit pas. Au 19e siècle, une institution religieuse très organisée s’était répandue en Anatolie, dans l’Empire ottoman. C’était le « Naksibendilik » [confrérie des Naqshbendis]. Ce n’était pas seulement une croyance religieuse, mais également une organisation qui essayait d’orienter les gens. A la fin du 18e et au début du 19e siècles, les « Naksibendi » avaient renforcé leur organisation. Ils étaient organisés au niveau local, en concurrence avec l’Etat. Un point que les Kémalistes n’ont pas vu était la puissance de l’organisation « Naksibendi ». Ils ne l’ont pas compris. Ne la comprenant pas, ils n’ont pas vu les formes extrémistes, comme l’insurrection du Cheik Said [1925], que cette force pouvait prendre. L’Etat n’a pas pu assimiler que les partis politiques, en dehors du CHP, abandonnent les intérêts nationaux pour commencer à donner de l’importance aux valeurs locales et conservatrices. Cette pensée joue un rôle dans les coups d’Etat qui se sont débarrassés des partis politiques pour protéger les intérêts supérieurs de l’Etat. Toutefois, les évolutions mondiales ont fait que les gens qui vivaient autrefois dans leur coin ont commencé à apparaître sur la scène. Le téléphone, l’Internet, les médias, c’est-à-dire les développements technologiques, ont conduit ce qui était local à se considérer comme national. En fin de compte, ce qui était local est devenu national…

Q : Y a-t-il une erreur dans cela ?

R : Absolument pas, c’est le résultat de l’évolution naturelle.

Q : Qu’est-ce qu’il y a après ?

R : On dit que l’histoire de la Turquie est basée sur des contradictions. Si on s’arrête uniquement sur ces contradictions, il n’y a pas de solution ; impossible de résoudre la situation. Il faut se pencher sur le tableau général et réfléchir là-dessus. Qu’est-ce que ce parti politique, c’est-à-dire l’AKP, a fait qui n’avait pas été fait depuis la proclamation de la République et qui a marché ? La plus importante raison de la réussite de l’AKP est de dévoiler les intérêts locaux…

Q : C’est bien tout cela. Mais nos intérêts ?

R : Pour que vos intérêts ne souffrent pas, il faut que les gens puissent voir les deux aspects du problème, son aspect national et local. Que faut-il fait dans ce cas ? Il faut chercher le parti qui accorde de l’importance aux deux aspects de la question. Les partis conservateurs turcs viennent tout juste de s’en rendre compte. Ils ont compris au cours des 20 dernières années qu’il était impossible de continuer en tenant uniquement compte des intérêts locaux, car il y a également la partie laïque de la Turquie. Cette section pense différemment et a des objectifs différents.

Q : Comme si nous étions en minorité et qu’ils étaient en majorité…

R : Sur le plan numérique, c’est le cas.

Q : Dans ce cas, ceux qui ont fondé ce pays sont en minorité.

R : La notion majorité / minorité est une chose du point de vue numérique, c’est une autre chose du point de vue moral. Il est nécessaire que ces deux points se concilient. Le parti républicain du peuple (CHP) se considère comme porteur des valeurs morales de la Turquie. Mais l’AKP rétorque en disant « Je ne suis pas différent de toi. J’adhère également à ces valeurs. Je pense comme toi aux intérêts nationaux. » Nous, nous discutons de savoir si « l’AKP est sincère ou pas, s’il dissimule ses intentions ou pas, s’il pense vraiment aux intérêts nationaux. » Et nous n’aboutissons nulle part. Même la question présidentielle s’est articulée autour de ce point. (…)

Q : Vous voulez dire que nos vies peuvent ne pas changer et que les équilibres peuvent ne pas être modifiés, c’est cela ?

R : Oui, mais il est difficile de le prévoir dès à présent…

Q : La Turquie deviendra-t-elle la Malaisie ? Pouvez-vous dire qu’elle ne le deviendra pas et nous tranquilliser ?

R : Je ne peux pas vous tranquilliser, car je ne peux pas promettre qu’elle ne le deviendra pas. Nul ne peut le faire. Il existe de telles dynamiques dans le monde, des restructurations si bizarres que tout peut arriver. Dans les années 1960, nul ne parlait vraiment de l’islam en Indonésie. Mais aujourd’hui, il a commencé à devenir une puissance politique très importante. Chaque jour, 100 000 articles sont écrits en Europe pour essayer de comprendre le comment et le pourquoi. Quand on parle de terrorisme, on cite malheureusement la religion et la terreur ensemble. (…)

Q : Existe-t-il une étude sur la question en Turquie ?

R : Malheureusement, non, car on pensait que la religion était un sujet secondaire en Turquie, comme si le rassemblement des gens autour de la religion était une question sur laquelle nous devions réfléchir au 3e degré. Puis, on s’est rendu compte que le rassemblement autour de la religion existait bel et bien. De plus, il était très puissant. Nous ne savons pas comment et pourquoi c’est comme cela. D’où notre peur. Mais comme je l’ai indiqué, des milliers d’articles publiés en Europe examinent la question. En Turquie, nous sommes seulement au début du parcours.

Q : Dans ce cas, le paysage n’est pas très brillant…

R : A mon avis, il ne l’est pas. Il est bien évident que je fais toutes ces déclarations derrière ma chaire, en tant que membre du corps enseignant. J’essaie de comprendre un fait. Il est vrai qu’il existe des gens qui en ont peur. Je ne peux pas dire si c’est effrayant ou pas à long terme…

Q : Comment l’Occident voit la chose ?

R : En Occident, le processus pour une solution a duré des centaines d’années. Par exemple, il a fallu attendre très longtemps pour l’instauration des droits de l’homme en Angleterre. A la fin, les Anglais ont séparé les relations de l’Etat et de la religion, mais cela leur a pris 300 ans. Notre désavantage est que nous essayons de tout faire en 70 ans. Il y a eu la révolution en France, on a décapité le roi en Angleterre. Cela n’a pas été facile, mais les affaires étatiques et religieuses ont été séparées après un processus de 300 ans. L’Occident nous regarde et déclare « Oh ! Ils ont encore beaucoup de chemin à parcourir, mais ils doivent prendre ce risque. Nous l’avons pris, tout s’est bien terminé. » Il existe évidemment un danger à ce que nous prenions ce risque avec une histoire de 70 ans.

Q : Il y a quelques temps, nous ne nous occupions pas de telles questions…

R : Vous vous trompez. Cette confrontation a toujours existé. La République de Turquie est un Etat élitiste. C’est un pays où un groupe d’élites en minorité a pensé de manière bien intentionnée « il faut faire ceci et cela » pour la modernisation. A l’époque, la province vivait dans son propre coin, étant donné que les bras de l’Etat n’étaient pas suffisamment longs. A partir des années 1960, ces gens ont commencé à sortir petit à petit [de leur coin]. Nous sommes obligés de voir cette réalité. Que faut-il faire dans un pays où les gens sortent de leur coin ? Comment les gouverner ?

Q : Dans ce cas, on commencera à discuter de savoir à qui appartient ce pays…

R : C’est ainsi que vous aurez un problème flambant neuf. L’illustre politologue Chantal Mouffe déclare : « Il n’existe pas une telle chose que la démocratie. On parle en fait des efforts continus qui sont faits pour tendre vers la démocratie ». J’adhère absolument à cette pensée. Il faut désormais reconnaître en Turquie que la démocratie n’est pas une chose dont on ne peut , car la démocratie est une chose qui se reconstruit chaque jour. S’il y a une violation des droits de l’homme, il faut absolument que les gens se mobilisent. Je me considère comme quelqu’un qui n’est pas suffisamment impliqué en politique. J’en ressens une certaine culpabilité, car c’est une bonne chose, une chose morale, d’influer sur le devenir du pays par la voie politique.

Q : Des gens intelligents comme vous évitent tout particulièrement la politique. La place est ainsi abandonnée à d’autres…

R : Oui, c’est vrai. C’est d’ailleurs pour cela que je me sens un peu coupable.

Q : Le voile ?

R : Le voile est le seul sujet où je suis certain à 100 % qu’il existe une pratique anti-démocratique. Cette question est devenue une question morale dont on n’a pas besoin d’étudier les faits. Ma décision est claire et nette : les étudiantes voilées doivent aller à l’université. Le voile est un des rares domaines où j’ai pu prendre ma décision. Mais je crois que le problème au sujet des femmes est très sérieux. Je pense qu’elles ont raison de croire que leur position est en danger en Turquie, car il existe un problème qui n’a pas encore été résolue. Autant je soutiens la présence des étudiantes voilées dans les universités, autant je pense qu’il existe un sérieux problème au sujet des femmes dans ce pays.

Q : Les femmes ne devraient donc pas dire « Il n’y a pas de quoi exagérer. » ?

R : Non, car il existe une situation relative aux femmes qu’il faut exagérer.

Q : Que devons-nous faire ? A quoi devons-nous faire attention ?

R : Il faut faire attention et voir si les nécessités de la démocratie sont remplies. Si une nouvelle Constitution est en rédaction, il faut voir comment elle est faite.

Q : Nous devons attendre et voir, c’est cela ?

R : Oui, mais il ne faut pas suivre les événements de l’extérieur ; il faut être au cœur de tout. Y être personnellement impliqué. Comme un politicien. Nous devons réfléchir, observer, faire attention.

Q : Si le changement survient petit à petit…

R : C’est la nature même du changement…

Q : Si la longueur des jupes se rallonge sans que nous y prenions garde…

R : Si une chose vous dérange, il faut le dire le moment venu. Vous devez dire « Ceci me dérange ! » Mais les autres doivent le dire également. Tout cela fera partie d’un effort, d’une lutte démocratique.

Q : Comprendre leur monde, s’infiltrer dans leur vie privée ? Est-ce une bonne chose ou pas ?

R : C’est une excellente chose. Mais quand vous pénétrez dans leur monde, il faut voir les choses positives comme les aspects négatifs. Vous devez écrire, parler, discuter aussi bien sur les aspects négatifs que les aspects positifs. On me traite d’intégriste car je ne vois pas seulement les aspects négatifs et que je demande qu’on voit également ce qu’ils font de positif. Ils ont fait, pour un certain nombre, d’excellentes études. Je n’hésite pas à le dire. Il ne faut pas les priver de cela, s’il vous plaît.

Q : Cachent-ils leurs intentions ? Ont-ils des plans à long terme ? Verrons-nous leur véritable visage quand il sera trop tard ?

R : Vous devez faire des recherches. Vous devez toujours avoir cela dans un coin de votre esprit et vous devez les mettre à l’épreuve.

Q : On entend des voix selon lesquelles « la République est en danger ! » N’est-ce pas un grand chaos ?

R : Non, la démocratie elle-même est un chaos…

Q : Oui, mais, n’y a-t-il pas un brouhaha terrible à l’heure actuelle ? Tout ne monde ne parle-t-il pas ?

R : Ce brouhaha est dans l’intérêt de la Turquie. S’il y a une chose qui est contre la Turquie, c’est que certains décident unilatéralement de faire un coup d’Etat. A part cela, c’est bien que tout le monde parle. La confrontation et la tension sont saines. Il suffit seulement qu’il n’y ait pas de coup d’Etat. Nous avons souvent traité de l’aspect passif de la question, mais la démocratie n’est pas une notion passive, c’est une chose active. La participation et les débats sont une bonne chose.

Q : Si mon mode de vie doit changer, si je ne peux pas boire et manger comme je le souhaite au bord du Bosphore, si je ne peux pas m’habiller comme je le veux, que dois-je faire ? Dans ce cas, la présence des militaires représente une sorte de soupape de sécurité pour les gens…

R : Je vous comprends bien. Mais l’être humain doit savoir prendre des risques. Il se peut que toutes les peurs soient sans fondement.

Q : Il se peut également qu’elles ne le soient pas…

R : Vous avez raison ; on ne peut pas savoir…

Q : Voyez ma position : je n’aime pas que l’épouse du Président de la République soit voilée, mais je ne peux pas non plus supporter ce qu’on lui fait en raison de son voile. N’ai-je pas le droit de vivre une telle contradiction ?

R : Vous l’avez. Nous n’avons pas d’autres moyens, nous devons vivre ces contradictions. Nous devons penser que certaines choses peuvent exister ensemble. Ce sera un régime où une chose n’élimine pas une autre. En Turquie, nous avons toujours connu un régime où un sujet en a éliminé un autre. Pourtant, la démocratie n’est pas une chose pareille : un camp n’efface pas l’autre.

Q : En fait, il se peut qu’il ne soit pas correct de dire que l’AKP est un parti de centre droite…

R : C’est possible. Il a peut-être des intentions secrètes que nous verrons avec le temps.

Q : Si nous imaginons qu’il est du centre droite, ceux qui ont voté pour lui pour sauver la mise se sont alors trompés. Est-ce vrai ?

R : Bien entendu, tout le monde a pu se tromper. Mais nous ne le savons pas encore. Parfois, les preuves s’amoncellent, vous dites « C’est ainsi » et vous prenez une décision. Mais ce n’est pas le cas. Nous sommes dans une période d’attente et d’études.

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