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Chypre : l’UE, juge et partie

samedi 18 novembre 2006, par Semih Vaner

Source : le Figaro, le 10-11-2006

La Commission européenne vient de rendre public son rapport d’évaluation sur la Turquie. Comme on pouvait s’y attendre, elle critique Ankara sur son bilan en matière de droits de l’homme, et sur la question des réformes, le texte indiquant que « les poursuites et les condamnations pour l’expression d’opinions non-violentes […] sont source d’inquiétudes ».

Il y a là en effet un problème autour de l’article 301 du Code pénal qui sanctionne « l’insulte contre la turcité », même si les accusés sont toujours acquittés, et qui est très ouvert à des interprétations très larges. C’est aussi la raison pour la quelle le premier ministre R .T. Erdogan vient de lâcher du lest en demandant un amendement à l’article en question. Le rapport souligne, par ailleurs, l’influence politique que continue d’exercer l’armée et pointe le manque d’indépendance de la justice, la corruption et l’insuffisance de la protection des droits des minorités.

Mais la Commission de José Manuel Barroso revient aussi sur « l’échec » des négociations avec Chypre, et dénonce notamment le refus de la Turquie d’ouvrir ses ports et ses aéroports à des compagnies chypriotes, ce qui constitue, selon elle, une violation du protocole d’union douanière qu’elle a conclu avec l’UE une condition-clé à la poursuite des négociations d’adhésion. C’est là où le bât blesse. La Turquie veut de son côté que les Vingt-Cinq en fassent davantage pour mettre fin à l’isolement des Chypriotes turcs.
La Finlande, qui préside actuellement l’Union européenne, a annulé une réunion qui devait se tenir le week-end dernier, et qu’elle prévoyait non sans une certaine naïveté, pouvant se tenir entre les ministres des Affaires étrangères de la Turquie et de Chypre. La réunion d’Helsinki devait permettre de trouver un compromis entre les deux parties. Le compromis proposé par la présidence finlandaise prévoit une reprise du commerce direct entre l’UE et les Chypriotes turcs par le port de Famagouste, qui passerait sous contrôle européen. Le gouvernement chypriote turc souhaite que cet accord porte également sur l’aéroport d’Ercan, un aéroport “clandestin”, non reconnu par l’organisation de l’aviation civile internationale.
L’échec du sommet d’Helsinki a été imputé à des désaccords d’ordre protocolaire : le président de la ‘République turque de Chypre du Nord’ (RTCN) y était invité mais avec face à lui, le ministre des Affaires étrangères chypriote et non le président T. Papadopoulos. Le président M. A. Talât a par conséquent refusé d’aller au sommet. A. Gül, le ministre turc des Affaires étrangères également convié souhaitait lui que son homologue grec soit présent. Ankara veut des négociations entre les seules communautés chypriotes, la Turquie et la Grèce n’intervenant qu’ensuite. Les Chypriotes grecs ont campé sur leur refus de considérer les Chypriotes turcs, comme des interlocuteurs. Ils demandaient que ceux-ci fassent partie de la délégation d’Ankara. En fait, ces difficultés protocolaires expliquent tout : pour l’UE, Chypre est un Etat souverain diplomatiquement indépendant de la Grèce, ce que ne reconnaît pas la Turquie ; en revanche, le gouvernement chypriote grec évite toute discussion directe avec la RTCN, ce qui pourrait être interprété comme une forme de reconnaissance.

Une ligne rouge

Il faut savoir que Chypre occupe une place à part dans le dossier UE/Turquie. C’est la « ligne rouge ». Dans le climat d’incertitudes qui caractérisent les relations entre les deux partenaires, où aucune garantie n’existe pour l’entrée définitive de la Turquie dans le « club européen », lequel club comporte deux membres hellènes et laisse Ankara à l’écart, toute concession concernant l’île est considérée par la diplomatie turque comme un abandon de ses intérêts nationaux et stratégiques, avec le risque, en reconnaissant le gouvernement chypriote grec de réduire la communauté chypriote turque au statut de minorité condamnée à être assimilée tôt ou tard.

La gestion du dossier pourrait difficilement passer de la compétence de l’ONU à celle de l’UE, entre autres pour la simple raison que cette dernière est à la fois juge et partie.
L’imbroglio ne saurait légitimement conduire en dernière instance à l’avancée des intérêts de la Grèce et de l’Etat chypriote grec, parce que ces deux derniers sont membres de l’UE, et pas la Turquie, voire par la suite à leur domination dans la région. Or le jeu des deux acteurs hellènes est classique et connu : évacuer l’histoire de ce dernier quart de siècle et singulièrement les responsabilités ou plus exactement les irresponsabilités chypriotes grecques et grecques dans les événements de 1974 ; conserver une attitude intransigeante pendant les négociations de l’ONU ; faire voter contre la réunification ; préparer l’adhésion à l’UE, incrédule ou mal intentionnée - vis-à-vis de la candidature d’Ankara – et y adhérer ; avancer l’idée, même si la ficelle est un peu grosse, selon laquelle « la Turquie occupe une partie du territoire de l’UE », etc.
Cette approche n’est d’ailleurs pas sans trouver quelques échos dans les milieux européens. Joschka Fischer écrivait récemment dans ces mêmes colonnes, que le Nord turc a accepté le plan Annan, visant à résoudre ce conflit. Mais le Sud grec de l’île, attisé par son gouvernement, l’a rejeté. « Il serait profondément injuste » ajoutait-il « que le rapport de la Commission européenne tienne la Turquie pour responsable du refus de concessions supplémentaires à la partie grecque de l’île au lieu de blâmer le gouvernement de Nicosie, désormais membre de l’UE, qui est à l’origine du blocage. Certains acteurs de l’UE, principalement la France, l’Allemagne et l’Autriche semblent se réjouir avec suffisance d’une éventuelle querelle sur le sujet, pensant qu’elle inciterait la Turquie à renoncer à son adhésion. Cette attitude est irresponsable. »

Ce n’est pas par hasard que seul le commissaire chypriote grec réclame la suspension complète des négociations d’adhésion avec la Turquie, avant la décision du sommet des chefs d’Etat du 16 décembre. Ce serait évidemment une grave erreur. La recherche d’alibis pour éloigner la candidature turque engendre d’inutiles et d’excessives frictions, tensions avec le partenaire qui lui est géographiquement et politiquement le plus proche, et paradoxalement le plus avec lui, en Europe.

- Semih Vaner est directeur de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Paris). Dernier ouvrage paru : La Turquie, Paris, Fayard, 2005

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