’Puisque tu as accumulé plus de puissance qu’aucun autre homme d’État, y compris Atatürk, donne et réforme avant qu’il ne soit trop tard ; enterre les morts, tant que tu es puissant ; on ne vit pas avec les morts.’
Au sud, les Kurdes encerclent l’État turc. Ils l’ont d’abord encerclé depuis l’Irak et ses 331 km de frontière avec la Turquie, puis à présent sur les 877 km de frontière avec la Syrie. Qu’ils viennent demain flanquer la Turquie sur les 454 km de la frontière iranienne, et la boucle sera bouclée. Parce qu’il y a aussi les 316 km de frontière avec l’Arménie à l’est, les 316 autres avec la Grèce à l’ouest et les 212 avec la Bulgarie. Au Turc qui n’a pas d’autre ami que le Turc, il ne reste plus que la Géorgie comme seul débouché.
« Droit d’ingérence »
Nous avons deux solutions. La première, à laquelle nous sommes habitués pour l’avoir mise en œuvre jusqu’à ce jour : l’ingérence dans le nord de l’Irak dont nous avons usé à plus de trente reprises. Le premier ministre Erdogan a évoqué une menace qui la rappelait : « Une organisation qui prendrait pied en Syrie du nord constituerait pour nous une entreprise terroriste. Dans ce cas-là, l’ingérence sera notre droit le plus naturel. En fin de compte, ceci constituerait un changement susceptible de menacer notre propre existence, notre propre tranquillité ; nous ne pourrions pas dire « amen » à telle évolution. Les mesures que nous prendrons iront dans cette direction. » Et il ajoute : « La semaine prochaine par exemple, j’envoie mon ministre des Affaires étrangères dans le nord de l’Irak. »
L’expression « l’ingérence est notre droit le plus naturel » n’est pas sans rappeler cet Israël que nous n’aimons pas ; mais restons sur notre sujet et donnons le sens de ces quelques mots en turc. Le Premier ministre veut signifier la chose suivante : « Ces Kurdes d’Irak que nous avons tenté d’asphyxier pendant des années en nous alliant au régime de Bagdad, nous les appréhendons désormais non pas sous l’angle de l’ingérence, mais sous celui de la demande d’assistance ; il n’y a que Dieu qui ne fait pas d’erreur. C’est vrai que c’est Barzani qui a lancé un appel aux Kurdes de Syrie, qui les a réconciliés et unifiés et qui, de surcroît, a renvoyé armés en Syrie, ceux de ces Kurdes qu’il avait formés. Mais on nous encercle ; nous reste-il autre chose à faire qu’à lui demander de l’aide ? »
Le groupe de Shangai
La deuxième solution est toute neuve. Le Premier ministre Erdoğan l’explique ainsi : « J’ai dit à Vladimir Poutine la chose suivante : ’ De temps à autre, vous nous taquinez en nous demandant ce qu’on a à faire dans l’Union Européenne. Mais c’est à mon tour de vous taquiner ; allez-y, intégrez-nous au sein du groupe de Shangai et nous reverrons nos relations avec l’UE.’ C’est le message que j’envoie régulièrement. Je leur dis qu’ils ne nous entraîneront que vers de nouveaux horizons. »
En turc cela donne la chose suivante : « Ce que vous appelez la politique étrangère, au final, ça n’est que prendre et donner, c’est du commerce. Tu fais monter les enchères entre les clients. Il n’y a rien de bon à attendre de l’Amérique ; ils veulent nous faire tirer les marrons du feu. Si nous réussissons à mettre la Russie de notre côté en la gavant à grands coups de contrats et d’appels d’offre pour des centrales nucléaires, alors nous nous débarrasserons des Assad. On fera ça, très bien, mais je ne sais pas trop ce qu’on fera d’autre, parce qu’à Qamishli, ça y est, les Kurdes tracent leur route ; c’est ce qui doit arriver quand une affaire traîne trop. D’un autre côté, c’est d’une pierre deux coups, sait-on jamais, peut-être que si on fait peur à l’UE et qu’on fait ouvrir un ou deux autres chapitres dans les négociations d’adhésion, l’opinion publique n’en reviendra pas et on sera plus tranquille à l’intérieur. »
Bien, mais est-il fondé d’attendre d’un Premier ministre aussi sûr de lui qu’il ait intégré l’obligation d’une telle accalmie sur la scène intérieure turque ?
Poursuivons notre explication : « Pour faire oublier le massacre d’Uludere [35 civils kurdes bombardés par des F-16 turcs à la fin de l’année dernière, NdT], nous avons parlé d’avortement ; et ils nous ont attaqué là-dessus. Notre jet a été abattu [Au début de l’été, un jet turc est abattu par la Syrie, NdT], l’Etat-major général parle d’un avion « prétendument abattu » ; boum badaboum, nous nous sommes pris les pieds dans le tapis. Pour qu’on n’en parle plus, nous avons lancé l’idée d’une mosquée géante à Camlica [Colline d’Istanbul surplombant le Bosphore, NdT], et on nous attaqués là-dessus. Pour nous gagner les faveurs de la population d’Eyüp [Quartier d’Istanbul très conservateur NdT], nous avons interdit un festival où l’on vendait de la bière ; le recteur de l’Université de Bilgi [l’un des fondateurs de ce festival, NdT] est sorti du bois et a déclaré que je l’avais appelé en personne. Je lui aurais bien répondu ’ quel malpoli tu fais !’, mais il connaît le turc, et on m’aurait attaqué là-dessus [Aux Jeux Olympiques à Londres, Erdoğan avait prononcé la même phrase en turc à un employé britannique qui cherchait à lui expliquer que seuls les athlètes étaient admis dans les vestiaires – NdT]. Et puis il est sorti une vidéo sur laquelle on fait passer des policiers à l’identification [Fait divers survenu fin juillet : le fils d’un député (AKP) fait aligner pour identification les policiers d’un commissariat afin de retrouver celui d’entre eux auquel il a eu affaire un peu plus tôt ; une vidéo paraît sur Internet qui fait aussitôt scandale dans le pays, NdT], et on est obligé de s’occuper de ça à cause de je ne sais quel imbécile qui a filmé la scène. Bien sûr qu’on ne lâchera rien ; mais ça s’accumule ». Les paroles d’Erdogan et mes explicitations s’achèvent ici. La suite est celle de votre serviteur.
La troisième voie...
Il est une troisième solution bien évidemment. Relisez une fois encore les paroles d’Erdogan citées au tout début de ce texte : « La situation [au nord de la Syrie] menace notre propre existence, notre propre paix sociale. » C’est là où ça coince. Toute cette politique étrangère de paranoïaques est liée à la situation que la Turquie connaît chez elle avec les Kurdes. Si chez nous les Kurdes étaient satisfaits et heureux, cela nous importerait-il de savoir qui a fondé je ne sais quelle zone autonome dans je ne sais quel pays ! Y a-t-il des gens que cela dérange que les Nusayris [ ou Alaouites, du nom de l’ethnie du clan Assad, NdT] créent une entité autonome à Lazkiye ?
Il y a deux élements de base dans la politique étrangère de chaque pays :
1- Le facteur international. On ne peut rien y faire.
2- Le facteur national. On peut agir dessus via des réformes.
Mon cher Premier ministre, au lieu d’essayer de régler la question kurde par des arrestations et des opérations militaires, c’est-à-dire avec des méthodes répétées à la lettre depuis 1925 (et, en fait, au lieu de ne pas pouvoir la régler), tente donc d’assécher la source de ces terroristes que tu « neutralises » [Euphémisme officiel pour « tuer » - NdT] ! Proclame donc la liberté pour chacun d’ouvrir une école et d’enseigner dans la langue de son choix ! Donne donc de l’autonomie aux collectivités locales, que chaque municipalité qui le souhaite puisse, comme dans la constitution de 1921, prendre ses propres décisions dans des domaines bien définis ! Accorde donc ces droits-là, parce que s’ils ne sont pas accordés mais arrachés – car au final, ils les obtiendront – cela pourrait bien être fatal à la totalité de ce pays. Puisque tu as accumulé plus de puissance qu’aucun autre homme d’État - Atatürk y compris -, réforme avant qu’il ne soit trop tard ; enterre les morts, tant que tu es puissant ; on ne vit pas avec les morts.
Regarde au dehors : nous avons fait fermer les unes à la suite des autres les trois chaînes kurdes, Med TV , Medya TV , Roj TV ; aujourd’hui, cinq autres ont été lancées d’un coup. Et chez nous : l’affrontement État - Kurdes tourne à l’affrontement Turcs-Kurdes parce que, c’est bien connu, l’assemblée des fidèles fait tout comme son Imam ! Des personnes pour qui l’insulte aux femmes est un sport national ont attaqué des employés du bâtiment [kurdes dans leur immense majorité, NdT] au motif qu’ils avaient produit le même type d’insulte à Ayazağa. A Kayseri, on a appelé la gendarmerie lorsque trois ouvriers du bâtiment souffrant de la chaleur ont retiré leurs chemises ; on les a placés en garde à vue. Avant que de tels événements ne se répandent partout, lance tes réformes et passe à la postérité. Si tu continues comme aujourd’hui, tu y passeras encore, mais de façon très négative.