Au moment où j’écris ces lignes, le Parlement turc étudie un projet de loi selon lequel un membre des services de renseignements (MIT) ayant commis un délit dans le cadre d’une mission ordonnée par le Premier ministre ne pourra être jugé que si le chef du gouvernement donne son accord. Le Premier ministre interviendra donc dans des affaires criminelles concernant la justice, et ce en contradiction avec le concept de séparation des pouvoirs. Pourquoi une loi paraissant aussi aberrante est-elle en train d’être adoptée ?
Et bien tout simplement pour corriger une autre aberration. En effet, le Premier ministre Erdogan a donné l’ordre aux services de renseignements de nouer des contacts avec le Parti des travailleurs du Kurdistan [PKK, séparatiste], afin de créer les fondements d’un processus de paix. Sauf qu’un procureur a considéré qu’il s’agissait là d’un délit. Il a donc convoqué les membres du MIT qui ont noué ces contacts afin de les soumettre à un interrogatoire, et il n’est pas exclu que cette interpellation débouche sur des arrestations. On se trouve donc dans une situation où l’initiative politique courageuse et décisive d’un gouvernement élu est bloquée par la justice.
Le pouvoir judiciaire essaie ainsi de mettre l’exécutif sous tutelle au mépris du principe de séparation des pouvoirs. En réaction, l’exécutif prépare une loi qui réduit la marge de manœuvre du judiciaire, et le corps législatif participe à ce mouvement. Pas de doute, nous sommes bien en Turquie où l’on tente d’empêcher une absurdité en en inventant une autre. Les trois pouvoirs sortent ainsi de ce qui devrait normalement être le cadre de leur action. Pourtant, corriger des anomalies par d’autres anomalies n’est pas une bonne idée.
C’est précisément là que réside l’erreur, ou alors la roublardise, du Parti de la justice et du développement [PKK, islamiste modéré, au pouvoir]. En effet, le parti au pouvoir ne semble aucunement vouloir en finir avec ce système politique hérité du coup d’Etat de 1980. [La Constitution de 1982, adoptée alors sous la pression des militaires, est, malgré des amendements, toujours en vigueur, malgré les promesses de l’AKP d’en rédiger une nouvelle.] Le pouvoir en place entend ainsi exploiter, autant que faire se peut, les prérogatives importantes que ce régime issu du coup d’Etat accorde aux dirigeants de ce pays.
Le gouvernement n’a toujours pas rendu de comptes au sujet du massacre d’Uludere [35 civils kurdes ont été tués, le 28 décembre 2011, par un bombardement aérien à la frontière entre la Turquie et l’Irak]. Le meurtre de Hrant Dink [journaliste turc d’origine arménienne assassiné en janvier 2007] n’a toujours pas été élucidé. Et voilà que certains affirment que le KCK [structure faisant le lien entre le PKK et ses relais civils en Turquie, concurrençant l’Etat turc dans les régions à majorité kurde et dont l’existence a justifié de très nombreuses arrestations depuis 2009] serait en fait sous la houlette des services secrets [la justice turque accuse en effet des agents du MIT d’avoir été plus loin que la simple infiltration du KCK].
Le coprésident du Parti pour la paix et la démocratie [BDP, prokurde et jugé relativement proche du PKK] s’est interrogé – une rumeur circule à ce propos – sur l’implication du MIT dans un attentat meurtrier commis à Istanbul et dont la responsabilité avait été attribuée au PKK. Où va-t-on si même le dirigeant du BDP n’arrive plus à distinguer entre les militants du PKK et les agents des services secrets ?! Tant qu’une vraie solution n’est pas apportée à un problème kurde qui accompagne la République depuis sa création [1923], on se retrouvera face à ce genre de situation où la police arrête des membres des services secrets parce qu’ils appartiendraient à une structure comme le KCK.
Mais regardez donc la situation dans laquelle nous sommes : l’ancien chef d’état-major de l’armée est en prison pour propagande antigouvernementale, la police est sur le point d’arrêter des membres des services des renseignements, une loi accordant au Premier ministre la liberté de commettre des délits est en préparation, le gouvernement est persuadé qu’il est victime d’attaques orchestrées par les procureurs et la police, le patron d’un des plus grands clubs de football du pays [Fenerbahçe] vient d’être condamné pour « avoir dirigé un gang », des responsables de l’institution en charge des appels d’offres pour la fonction publique ont été arrêtés pour corruption, il y a presque plus de généraux en prison qu’en liberté, des milliers d’activistes politiques kurdes ont été emprisonnés, etc.
Ces quelques lignes ne suffisent-elles pas à montrer que nous vivons décidément dans un système tout à fait anormal ? Pourquoi le parti au pouvoir s’accommode-t-il à ce point d’un régime issu d’un coup d’Etat ? D’où vient cet attachement à une conception de la justice inspirée par des putschistes ? Si l’AKP persiste à maintenir ce système, la Turquie risque d’être citée dans le livre des records comme celui qui aligne le plus grand nombre de « dangereuses absurdités » !