Un grand appartement dans un quartier boisé, calme, dans une cité résidentielle et sécurisée d’Istanbul. Trois chambres, une quinzaine de lits simples ou superposés, des couvertures écossaises, du maquillage sur la coiffeuse, des vêtements éparpillés. Plus qu’un refuge, on se croirait au milieu d’une joyeuse colocation.
Pourtant, les neuf filles qui vivent ici et toutes celles qui les ont précédées ont souffert, beaucoup et pendant longtemps. Çiğdem (nous l’appellerons ainsi) a 24 ans. Elle a fui sa famille, son beau-père précisément, il y a juste quatre ans.
“Mon beau-père est alcoolique. Il ne m’a jamais laissée étudier. À 12 ans, il m’a forcée à arrêter l’école. Pour lui, j’étais une moins-que-rien, une incapable. Il battait et bat toujours ma mère”, raconte-t-elle d’une voix calme, claire. “Mais moi, je ne veux pas suivre les traces de ma mère. Dans ce refuge, j’ai compris que j’étais capable, courageuse, déterminée.”
Entre 18 et 25 ans, les femmes livrées à elles-mêmes
L’histoire de ce refuge est l’histoire personnelle d’une femme, Uğur Ilhan. Uğur a passé chaque jour des vingt dernières années auprès de victimes de violences. Depuis six ans, avec son association, les jeunes femmes sont sa priorité.
“Quand on parle de violences contre les femmes en Turquie, on comprend ‘violence des maris contre leurs épouses’. Comme si la violence avant le mariage, au sein de la famille, n’existait pas”, remarque-t-elle. Cette histoire, c’est son histoire : “Enfant, j’étais moi-même battue par mon grand frère pendant que mon père battait ma mère”, confie-t-elle.
Les femmes que protège Uğur ont entre 18 et 25 ans. Dix-huit, parce que c’est l’âge auquel des centaines de filles déscolarisées sont contraintes de quitter les foyers de l’enfance sous contrôle de l’Etat. Vingt-cinq, parce que c’est l’âge minimum pour rejoindre un foyer de femmes.
“Ne pas être une femme qui plie l’échine”
Uğur Ilhan connaît bien ces foyers. Elle a fondé le tout premier à Istanbul en 1990. Sans les remettre en cause, au-delà de la limite d’âge, elle souligne sa différence. “Dans ces foyers, la plupart des femmes restent assises sans rien faire. Le dernier jour du troisième mois, on les met dehors”, explique-t-elle. “Nos filles à nous restent le temps qu’elles veulent et sont toujours occupées. Elles doivent étudier, c’est la règle. Nous leur offrons aussi des cours de manucure, pédicure, cuisine… Elles sont ici pour rattraper le temps qu’elles ont perdu.”
Çiğdem, que son beau-père privait d’école, s’est inscrite au lycée. Elle étudie par correspondance et rêve d’université, de photojournalisme, d’une vie de femme indépendante. “Je veux faire ce que j’ai choisi, poursuivre mes objectifs, avoir une carrière et pas, comme la société me le demande, me marier et faire des enfants”, assure-t-elle. “Ça viendra quand je le déciderai. Je ne veux pas être une femme qui plie l’échine.”
“Il n’y a que l’éducation pour te sauver du mariage”
Sa camarade de chambre, Berfün, rejoint l’université à la rentrée prochaine. Née dans un village kurde dans l’est du pays, elle n’a jamais connu son père. Sa mère a épousé, religieusement, un homme déjà marié deux fois.
La polygamie est interdite en Turquie mais elle existe encore et Berfün était promise au même sort. À 18 ans, cette jeune femme longiligne, aux cheveux noirs, se réfugie à Istanbul, très loin des hommes de son village et de son système patriarcal. “Toutes mes amies d’enfance sont mariées depuis l’âge de 13-14 ans. Elles ont toutes des enfants. Je suis la seule qui étudie et c’est grâce à ma mère”, raconte-t-elle.
La mère de Berfün a été mariée jeune, de force. Illettrée, elle a toujours rêvé d’une vie différente pour sa fille. “Petite, elle me disait : ‘Apprends, il n’y a que l’éducation pour te sauver du mariage’”, se souvient Berfün. Son rêve serait “d’ouvrir un refuge comme celui-ci dans le sud-est, car personne ne devrait dépendre de personne, surtout par les filles des hommes.”
Ce refuge pour jeunes femmes est le seul de toute la Turquie. Uğur Ilhan, qui ne reçoit aucune aide de l’Etat, seulement des donations, aimerait pouvoir en ouvrir d’autres. Comme elle le dit dans un soupir, “ce ne sont pas les demandes qui manquent.”
Pour soutenir l’association “Genç Kız Sığınma Evi” (le refuge pour les jeunes filles) : +90 535 662 89 36 (Uğur İllhan) ou par email, iletisim@genckizsiginmaevi.org