Il y a une idée qu’Abdullah Öcalan, qui purge une peine à perpétuité sur l’île d’Imrali, a commencé à énoncer à partir de son arrestation en 1999, puis qu’il a explicitée lors de son procès et que plus tard il a continué à développer dans les lettres qu’il envoyait de prison par l’intermédiaire de ses avocats. J’en ai parlé un peu hier, cette idée concerne une « Confédération démocratique » dont les « principes fondateurs de base » seraient les identités ethniques turque et kurde.
Pour rendre le sujet plus compréhensible, je dois donner quelques explications…
Il y a dans le monde des constitutions basées sur deux types de « principes fondateurs ».
Prenons l’exemple de la Constitution américaine qui est la plus ancienne constitution écrite et qui est toujours en vigueur : elle commence par les mots « We the people » (Nous, Peuple de...). C’est-à-dire que les fondateurs des Etats-Unis sont les hommes, le peuple, et non les représentants d’une quelconque religion ou ethnie.
Si on prend maintenant la Constitution de certains pays comme la Belgique, le Canada, la Macédoine, c’est exactement le contraire. Par exemple, la Constitution belge renvoie directement à des principes fondateurs ethniques et affirme que la Belgique est le royaume commun des Wallons et des Flamands.
L’expression “le Peuple” de la Constitution américaine exclut toute idée de supériorité ou d’infériorité d’un groupe ethnique ou religieux. Cette république est fondée sur le principe d’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans considération de leur origine ethnique ou religieuse.
Mais cette égalité de principe a été enfreinte dès le départ par le fait que dans cette même constitution était affirmé que les esclaves n’étaient pas des hommes. Il a fallu 100 ans à l’Amérique pour mettre fin à cette injustice. Quant à la lutte pour l’application réelle de cette égalité théorique, elle n’est toujours pas terminée, hier encore elle se poursuivait.
De l’autre côté, dans le royaume de Belgique qui a été créé comme un Etat tampon artificiel et dont la Constitution parle de deux « peuples fondateurs de base », malgré les centaines de mécanismes tampons écrits avec force détails dans la constitution, malgré des organes démocratiques qui fonctionnent très bien et malgré une absence de conflit armé, jamais la tension n’a cessé. Aujourd’hui, cette tension est à son apogée et la Belgique est sur le point de se diviser. (Au Canada et en Macédoine aussi règne une atmosphère tendue et on y assiste à des revendications de division.)
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La République turque, grâce à l’expérience ottomane et au vécu quotidien du pays constitué de multiples ethnies, n’a pas été fondée sur la notion de race même à son début, le mot « Turc » étant utilisé dans la Constitution comme synonyme de « citoyen de la République turque ».
Mais d’un autre côté, en même temps que la République, est né le projet de créer un « Etat-Nation moderne ». Là, l’identité ethnique « turque » a été privilégiée, on a voulu construire un « Turc ». En réalité, cet effort de construction du « Turc » avait commencé avant la République, à partir de 1908. Et comme les efforts de construction du « Turc » sont poursuivis et encouragés par l’appareil de l’Etat, aujourd’hui, dans notre pays, certains affirment l’existence d’une inégalité fondée sur l’origine ethnique. Mais les exagérations comme la « théorie de la langue-soleil » (Günes Dil Teorisi) sont aussi loin derrière nous.
C’est également ce que j’ai essayé d’écrire hier : l’histoire de la lutte pour la démocratie en Turquie peut aussi être lue comme l’histoire des efforts faits pour rendre concrète dans tous les domaines de la vie quotidienne l’égalité devant la loi et la société publique reconnue par la Constitution (article 10).
Il faut que cette lutte démocratique pour un « Etat qui ne fait pas de discrimination d’ordre religieux, linguistique, raciale, sexuel, philosophique ni ethnique » devienne l’objectif commun de tous ceux qui défendent les intérêts de leur groupe.
Il reste encore un long chemin à parcourir et peut-être n’arrivera-t-on jamais au bout de ce chemin mais la lutte doit se poursuivre sans interruption. Ce n’est que ce chemin-là qui nous mènera à une véritable « République démocratique ». C’est-à-dire à un Etat dans lequel tous seront égaux et personne ne se sentira un citoyen de seconde classe…
Après toute cette expérience acquise au cours du temps, le modèle de la Turquie ne peut pas être la Belgique, le Canada ou la Macédoine. Le modèle de la Turquie est la Turquie, nous devons tirer des leçons des erreurs commises.
Mais Abdullah Öcalan et le Parti pour une Société Démocratique (DTP) qui suit les idées de celui-ci nous conseillent une République et une constitution à fondement ethnique, c’est-à-dire, malgré tous les problèmes qu’on y voit, nous montrent l’exemple de la Belgique, du Canada, de la Macédoine.
Pourtant, l’Histoire nous montre que chaque jour qui passe nous rapproche un peu plus d’une « République démocratique », que nous vivons une époque où les programmes qui tendent à supprimer les discriminations constituent l’essentiel de la lutte démocratique.
Ce n’est pas le moment de perdre espoir, au contraire, c’est le moment d’avoir de l’espoir.