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Turquie : vers une lutte à mort entre AKP et Etat profond ?

mardi 25 mars 2008, par Ismet Berkan, Marillac

C’est de Murat Yetkin, notre correspondant à Ankara que j’ai appris la nouvelle très tôt le matin : Ilhan Selçuk, Kemal Alemdaroglu et Dogu Perinçek (1) ont été mis en examen et placés en détention avec d’autres dans le cadre de l’instruction sur l’affaire du réseau « Ergenekon ».

Sur le coup de 4h30 en plein milieu de la nuit, la police s’est présentée chez ces trois personnages, a mené une perquisition, a saisi certaines de leurs affaires personnelles puis les a conduits dans les bureaux de la Direction Générale de la Sécurité publique.

Nous savons en gros de quoi il est question lorsque nous parlons de cette affaire dite « Ergenekon ». Nous n’écrivons pas grand-chose à ce sujet en raison des restrictions imposées à la presse et du respect que nous devons au droit comme au secret de l’instruction. Mais nous ne savons pas pourquoi ni en fonction de quelles preuves Ilhan Selçuk est considéré comme suspect.

Si le procureur est en mesure de mener son instruction, courageuse, à son terme, je suis persuadé qu’alors cette affaire sera la plus importante depuis de longues années en Turquie. Mais cela ne m’empêche pourtant pas de ressentir une certaine gêne. On aurait pu traiter un homme de l’âge de Ilhan Selçuk, 83 ans, d’une manière plus appropriée. On aurait au moins pu attendre le petit matin. Mais comme malheureusement, le comportement de notre police et de nos procureurs s’appuie sur le principe que le suspect est coupable et qu’avant même sa mise en détention provisoire il convient de le punir, Ilhan Selçuk a subi les excès d’une pratique à laquelle il va nous falloir apprendre à renoncer.

* * *

J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer cette affaire. J’avais notamment précisé en me basant sur les décisions d’arrestation et de mise en examen que si cela concernait un « petit » Ergenekon, c’est qu’il y en avait également un « grand ».

Et je persiste.

L’instruction n’a pas encore atteint le « grand » Ergenekon, c’est-à-dire les véritables têtes pensantes, la véritable équipe exécutive. Y parviendra-t-elle ? Je l’espère. Mais je tiens aussi à souligner que l’enquête piétine, qu’après plus d’un an, le procès n’a toujours pas été ouvert et qu’ouvert « au nom de la défense de l’Etat de droit » son allongement dans le temps commence à porter atteinte au droit lui-même.

* *

Je ne suis pas en mesure de savoir à quand remonte la fondation et l’organisation de ce réseau caché dans les arcanes de l’Etat. D’après les bribes d’informations dont nous pouvons disposer, cette organisation ne serait autre la version turque du réseau Gladio mis au jour en Italie. Sa mise en place remonterait aux années 50.

Est-ce bien cela ? Ou autre chose ? Je n’en sais rien.

Mais une chose est certaine : la Turquie, en particulier depuis 2003, est entrée dans un processus délicat. L’arrivée au pouvoir de l’AKP et le lancement par ce parti de réformes rapides et audacieuses sur la voie de l’UE, notamment en ce qui concerne le Conseil de Sécurité Nationale, ou les inflexions historiques données à la politique chypriote dans le sens d’une solution selon les modalités du Plan Annan ont rendu les risques de coup d’Etat quasi tangibles.

On sait désormais que des plans de coup d’Etat ont été élaborés durant l’année 2004 sous les noms de « Sarikiz » ou « Ayisigi ». Ces projets n’ont pas vu le jour ou n’ont pas pu être menés à bien. Mais cela ne signifie pas pour autant que la volonté de mettre fin au pouvoir de l’AKP par des voies illégales n’est plus présente.

La stratégie s’est ensuite adaptée : on a cherché à placer le pays dans une ambiance propice au coup d’Etat à l’instar de celle qui prévalait dans le pays juste avant le coup du 27 mai 1960. Pour au final faire en sorte que le peuple soit placé en position d’appeler l’armée à prendre les rênes du pouvoir. L’année dernière à peu près à la même époque, nous nous approchions d’un tel climat social avec les grands rassemblements républicains.
Mais par la suite, le mémorandum des militaires publié en pleine nuit sur Internet et la décision de la cour constitutionnelle d’invalider le premier tour de l’élection présidentielle ont permis d’esquiver le coup et nous nous sommes lancés dans la campagne pour les législatives. L’AKP l’emportant avec 47%, on est entré dans une période de silence et d’abattement.

L’affaire Ergenekon a commencé l’année dernière par la découverte un peu inattendue d’explosifs dans une maison d’Ankara. La procédure judiciaire fut très lente dans les premiers temps. Mais avec le nouveau gouvernement et l’arrivée au ministère de l’intérieur de Besir Atalay en remplacement d’Abdülkadir Aksu, nous avons vécu des développements qui tendaient à nous prouver que l’enquête s’accélérait et que la police avait de plus en plus tendance à partager ses informations et le résultat de ses enquêtes avec le procureur.

Je n’en reste pas moins convaincu que pour l’instant le procureur ne dispose pas d’informations suffisantes pour lui permettre de remonter jusqu’au « grand » Ergenekon.

Ces informations et peut-être des données susceptibles de prouver et d’éclaircir nombre de choses sont en possession de quelques personnes quelque part dans l’appareil d’Etat. Mais il est également probable que pour des raisons que nous ne pouvons envisager ou en raison des logiques d’un grand marchandage entre les forces en lutte au sein de l’Etat, ces informations ne sont pas transmises au procureur.

Mais depuis l’arrestation de personnages aussi symboliques qu’Ilhan Selçuk, il est certain que l’enquête est entrée dans une nouvelle phase particulièrement « intéressante ». Et je crains fort que si l’instruction se prolonge encore, nous ne soyons confrontés à un terrible règlement de comptes au sommet de l’Etat.

Si vous mettez d’un côté cette enquête sur le réseau « Ergenekon » et de l’autre la procédure judiciaire visant à la fermeture de l’AKP, je pense que vous êtes en mesure de saisir ce que je veux dire par là.


- Notes : (1)

- Ilhan Selçuk, 84 ans est le directeur de publication du journal Cumhuriyet, quotidient fondé avec la République, se singularisatn aujourd’hui par la défense des acquis kémalistes.

- Kemal Alemdaroglu est l’ancien recteur de l’Université d’Istanbul, connu pour des positions et des déclarations fracassantes à tonalité conservatrices et nationalistes, comme pour sa lutte sans rémission contre la présence du voile à l’Université. Il sera démis de ses fonctions par le Conseil de l’Enseignement Supérieur pour plagiat.

- Dogu Perinçek est le leader du Parti Ouvrier (IP) versant dans la rhétorique de gauche souverainiste et anti-impérialiste. Personnalité politique contradictoire, il fut également condamné pour « collusion » avec le PKK.

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Sources

Source : Radikal, le 22/03/2008

Traduction pour TE : Marillac

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