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Une question de dignité nationale

jeudi 18 mars 2010, par Ahmet Insel

Expliquant ce qu’il convenait de faire en réponse à une résolution de reconnaissance du génocide arménien votée par la Commission des affaires étrangères de la Chambre des Représentants aux Etats-Unis, le chef de la diplomatie turque, Ahmet Davutoğlu, a déclaré la chose suivante : “ Si cela s’avère nécessaire nous prendrons contact avec les partis d’opposition à l’assemblée nationale de Turquie. Ceci constitue pour nous une question de dignité nationale.” Et puis le Premier ministre Erdogan de rajouter : “Sur ce genre de sujets, la Turquie est sensible. On ne joue pas avec la dignité.”

Alors puisque telle semble être la question, voyons donc un peu sur quoi s’appuient ces histoires de dignité nationale et de sensibilité.

La dignité exprime le respect qu’un homme éprouve envers lui-même. Il se fonde sur des actes perçus comme dignes ou vecteurs de fierté. C’est en même temps une valeur personnelle sous-tendue par le respect que les autres sont en mesure de manifester à la personne concernée. C’est la raison pour laquelle de nos jours on en fait, bien maladroitement selon moi, un équivalent de la crédibilité.

La crédibilité est une qualité qui ne se tient que dans les rapports avec l’extérieur, l’autre. On peut très bien parvenir à un statut tout à fait crédible en menant des affaires déshonorantes. Vous pouvez très bien, par exemple, devenir professeur, docteur ou même président du Haut Conseil de l’Enseignement supérieur en ayant réalisé de somptueux plagiats. On peut tout à fait continuer à vous tresser des lauriers après que pareille forfaiture soit rendue publique. Mais vous, vous saurez que cette crédibilité ne repose que sur des actes déshonorants, et vous vivrez toute votre vie avec cette blessure intime. C’est en écrasant les autres que vous tenterez d’oublier, d’écraser les stigmates d’une telle blessure. Dans le même temps, vous vous écraserez devant la puissance. Être crédible n’implique pas toujours le sens de la dignité.

D’ailleurs, un sentiment que l’on nourrit pour soi-même ne correspond pas toujours au respect que les autres vous manifestent. Vous pouvez très bien réussir quelque chose ou bien prendre une position pour laquelle vous ressentez de la dignité sous l’angle de vos valeurs personnelles. Et malgré cela, les gens qui vous entourent peuvent ne pas définir cette chose que vous venez d’accomplir comme un fait pour lequel on peut éprouver de la fierté. Une personne ayant choisi, quoi qu’il arrive, de ne pas profiter des biens de ce monde au détriment des autres, peut très bien considérer la pauvreté qu’il s’est choisi pour lui comme un mode de vie très digne. Or tous ceux qui considèrent la richesse matérielle comme une marque d’honneur et de dignité peuvent ne pas partager ce point de vue. Et si cette fierté pour sa vie et ce qu’il accomplit que ressent l’homme ayant choisi la pauvreté, correspond à une valeur que recèle l’être humain en tant qu’être libre, sensible et doué de raison, il lui importe alors assez peu que les autres le considèrent ou non comme une personne digne. Mais pour cela il faut que l’action pour laquelle on ressent de la dignité soit conforme aux valeurs humaines.

Évidemment, on peut ignorer tout ce que les autres pensent de nous. Mais cela n’est qu’indirectement relié à une question de dignité ou d’indignité. On peut n’accorder aucune importance au jugement des autres en faisant siennes les valeurs humaines, ou bien en les foulant au pied. Être digne ou ne pas l’être dépend avant tout de nous. Faire une erreur n’est pas un acte indigne. Et même si parmi nos proverbes, il en est un souvent rappelé qui dit “le déni est la forteresse de l’homme vaillant”, cacher ou nier la faute commise n’est généralement pas perçu dans le monde comme une attitude honorable.

Depuis 1975, voilà la quatrième ou la cinquième tentative de reconnaissance officielle du génocide arménien aux États-Unis. Toutes les précédentes tentatives, nous les avons repoussées “nationalement” par les voies de la menace, du chantage, de la concussion et de l’influence. Nous avons préservé notre dignité. Et dans cette dernière tentative, même si une résolution a été votée par la Commission citée ci-dessus, notre dignité nationale est cette fois-ci liée à la question de savoir si la résolution passera ou non les portes de cette même Commission. Mais dites-moi donc par l’accomplissement de quel acte digne, aujourd’hui ou hier, nous aurons sauvé notre dignité nationale ?

Ahmet Davutoğlu répond indirectement à cette question.
“ Ce sont les peuples qui vécurent les événements de 1915 qui sauront le mieux ce qu’il s’est passé, précise-t-il. Pour les Arméniens, 1915 peut être une période de déportation, mais pour les Turcs, au même moment, 1915 ce sont les Dardanelles.” De là, deux remarques.

Lorsqu’en 1915 les Turcs sont en train de livrer un combat capital pour leur survie dans les Dardanelles, certaines personnes ont alors livré les Arméniens à la déportation. Est-ce bien cela qu’a voulu dire le ministre ? Est-ce là la raison pour laquelle la date de 1915 éveille chez les Turcs de la fierté pour diverses raisons et suscite un très grand deuil chez les Arméniens ? Sinon on ne peut que se demander d’où sort cette histoire des Dardanelles.

Ces Arméniens se sont-ils déportés tout seuls ou bien ce sont les forces d’occupation qui les ont déportés ? Les Arméniens, ce sont les Martiens qui les ont télétransportés sur un autre monde, ou bien les dirigeants du gouvernement jeune turc ? Ou bien encore en 1915 les Arméniens vivaient-ils si loin des Turcs que ceux-ci ne pussent en rien savoir ce qui arrivait à l’autre peuple ?
Ces questions et bien d’autres qui leur ressemblent, croyez-vous les avoir résolues en leur donnant des réponses du genre des « manigances des forces impérialistes, du destin, de la guerre dans laquelle tout le monde a beaucoup souffert, etc.. » ?.

Ou bien alors cette comparaison du ministre est intentionnelle et l’on parvient à la conclusion selon laquelle les Turcs ont déporté les Arméniens à cause des Dardanelles. Pour comprendre que la déportation n’était pas qu’un simple déplacement, il suffit de lire le décompte qu’en fit soigneusement Talat Pacha. Ahmet Davutoğlu, avec sa comparaison entre la déportation et les Dardanelles n’a, à mon avis, pas même conscience d’ouvrir la porte à la thèse voulant que ce soit un peuple tout entier qui ait à répondre des accusations de génocide.

“Pourquoi continuer à s’humilier ?”

Ce ne sont pas les Turcs qui ont déporté les Arméniens ottomans. C’est la direction du Parti d’Union et Progrès, le gouvernement jeune turc, qui a pris cette décision et qui a puni toute une communauté humaine, sur la base de sa religion, de sa langue et de son origine, sans faire aucune différence entre les coupables et les innocents, les femmes et les hommes, les enfants et les personnes âgées. Le triumvirat jeune turc peut avoir agi ainsi pour le salut de l’Etat. Ils peuvent très bien avoir pris une décision aussi grave dans le but de préserver et de sauver le peuple turc. Portés par un même élan, les responsables de la déportation ainsi que ses exécutants ont pu agir par haine ethno-religieuse ou par appât du gain.
Mais quoi qu’il en soit, nier que les auteurs de tels actes ne se sont pas rendus coupables de crimes contre l’humanité ou d’actes nécessitant les plus lourdes peines correspond-il à une attitude digne ? Si la défense de la dignité nationale passe par le déni d’un tel crime contre l’humanité, peut-on parler de la dignité de l’objet de cette défense ?

Nous pouvons discuter de la question de savoir si les événements de 1915 peuvent ou non recevoir la définition génocide. Nous pouvons critiquer la thèse qui veut que les crimes d’une extrême gravité commis à l’encontre des Arméniens se soient perpétués sur une période allant de 1915 à 1923. Mais nous ne pourrons le faire qu’après avoir dit de façon claire que les Arméniens ottomans ont été victimes d’un crime contre l’humanité d’une extrême gravité. Dans le cas contraire, alors que les Dardanelles est, à juste titre, un motif de dignité nationale, nous prémunir contre la condamnation mondiale de la déportation arménienne fera partie intégrante de notre dignité nationale.

Laissons les autres de côté. Aurons-nous accompli un geste digne, un geste pour lequel nous pourrions ressentir de l’honneur ?

“Nous refusons le terme de génocide parce que nos ancêtres ne peuvent pas avoir commis de génocide”, vocifère notre Premier ministre. Les Unionistes sont-ils les ancêtres communs à toute la nation turque ? Ou bien est-ce parce que nous sommes secrètement convaincus que c’est la nation turque dans son intégralité qui a déporté un peuple en masse, et non les Unionistes, que nous nous échinons tant à préserver la crédibilité de cette nation de par le monde ?

La semaine dernière, Ahmet Altan posait la question suivante dans le journal Taraf : “pourquoi nous efforçons nous à dissimuler ce terrible crime, pourquoi nous dépensons-nous tant à défendre ces criminels, à en cacher les crimes, pourquoi ne cessons-nous de nous contorsionner, au risque même de nous humilier, afin que les réalités ne sortent pas en public ?”
Oui, pourquoi tenons-nous la condamnation, la réprobation des crimes et des souffrances infligés aux Arméniens en 1915 pour une insulte faite à nos ancêtres ? Pourquoi faisons-nous d’un tel déni une des composantes de notre sensibilité nationale ?

Pourquoi alors l’AKP, le parti au pouvoir, ne couronne-t-il pas le Comité Talat Pacha, composé de personnes triées sur le volet et qui fait tout son possible pour préserver une telle dignité, de telles valeurs ? Le 8 mars dernier, Rauf Denktas, l’ancien président chypriote turc et l’un des responsables et porte-parole de cette organisation a déclaré : “ je salue notre véritable président Dogu Perinçek.” [Dogu Perinçek est l’ancien président du Parti ouvrier, souverainiste et ultra-nationaliste, arrêté et jugé dans le cadre de l’affaire Ergenekon, Ndr] Pourquoi l’AKP maintient-il le défenseur d’une telle cause en prison ?

Ou bien serait-ce que derrière le drap de cette dignité se tient une raison des plus tangibles ? De quoi avons-nous peur devant les accusations de génocide ? Des demandes d’indemnisation et de restitution territoriale ou de propriété ? Est-ce de cela que nous avons peur ? Dans le journal Zaman du 6 mars dernier, on rapportait que des sources diplomatiques nous avaient mis en garde contre la possibilité “ de demandes d’indemnisations et de restitutions territoriales suite à la reconnaissance par les Etats-Unis.” Ce n’est pas la première fois qu’on en parle.

Mais nous, en tant que nation, c’est pour ça, pour empêcher ces demandes d’indemnisations et de restitution que nous livrons ce combat pour la dignité nationale ? Notre dignité nationale a-t-elle à voir avec la terre et l’argent ? Et puis qui demande des terres et des indemnisations ? Même s’il n’était aucune demande, qu’y a-t-il de plus honorable, verser des indemnités, même symboliques, pour ces vies perdues, tous ces biens saisis, ou bien se battre avec le monde entier pour nier cet immense pillage ?

Bref, parlons d’abord largement du fait de savoir si, pour nous, ce qui fut infligé aux Arméniens en 1915 est un acte digne ou non. Ensuite viendra le temps de se demander où et comment défendre notre dignité nationale.

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Sources

- Traduction pour TE : Marillac

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