de notre envoyé spécial Jean-Michel Demetz
C’est l’un des plus célèbres édifices du monde musulman. Les mille reflets de ses céramiques sont à l’image d’un kaléidoscope religieux en perpétuel mouvement : entre la tradition laïque et une foi qui émerge du domaine privé
C’est parce qu’il aimait trop les femmes que le sultan Ahmet Ier fit bâtir une des plus majestueuses mosquées du monde musulman. La tradition rapporte que le jeune souverain de 16 ans, adonné aux plaisirs de son harem et peut-être inquiet des critiques que sa conduite suscitait, avait décidé de donner des gages de sa piété. Comment mieux faire qu’en érigeant la plus grande mosquée de la ville ? Là, juste en face d’Aya Sofia, l’ancienne église construite mille ans plus tôt par l’empereur chrétien. La mosquée nouvelle écraserait par sa superbe l’�uvre de Justinien, dominerait même la mosquée voulue par Soliman (celui que les Occidentaux surnomment le Magnifique quand les Turcs l’appellent le Législateur), la Süleymaniye, sur la troisième colline, vers la Corne d’Or. Et exalterait la grandeur du sultan Ahmet, le plus puissant monarque de l’univers.
Les Ottomans croyaient-ils en l’islam ? Détenteur des pouvoirs spirituel et temporel, calife et sultan en même temps, le souverain ottoman est « l’épée de l’islam et l’ombre de Dieu sur la terre ». Parvenus de l’Histoire, surgis du fond de l’Asie, les héritiers du fondateur de la dynastie ottomane, Osman, très vite comprennent combien la bénédiction du ciel leur est nécessaire pour légitimer leur pouvoir, sur les peuples arabes notamment. C’est au nom du djihad, de la guerre sainte, qu’ils partent en guerre. Et c’est par les armes que Selim Ier, le conquérant de l’Egypte, arrache au sultan du Caire, en 1517, le califat, le titre de commandeur des croyants et la protection des villes saintes de La Mecque et de Médine. Cela n’empêche pas un de ses successeurs, Selim II, d’être un ivrogne notoire, qui mourra d’une mauvaise chute, probablement sous l’emprise de l’alcool, alors qu’il visite le chantier de ses nouveaux bains. Et sous leur férule, jamais la charia n’a supplanté un corps de lois autonomes.
A la mosquée Sultanahmet, tout exalte la grandeur du sultan ottoman en même temps que celle de Dieu. C’est la seule mosquée de son temps à oser compter six minarets - autant que celle de Médine, un de plus que celle de La Mecque (qui, du coup, en rajoutera deux). Mehmet Aga a suivi les leçons de son maître, Sinan, le grand architecte de Soliman. Le plan, en carré classique, monumental, suit celui d’une cascade de dômes et de semi-dômes dont la succession, au fur et à mesure que le fidèle s’approche, dégage une solennité majestueuse. Il faut entrer pour que cette mise en scène architectonique s’efface, sous l’effet des jeux de lumière intérieure sur les 20 000 céramiques d’Iznik, au profit d’une vision plus intimiste, d’une émotion qui se prête mieux à la méditation et à la prière.
La plus juste des sectes est celle de la civilisation
Voilà deux ans que Hasan Kara est imam à la mosquée Bleue. D’emblée, il confirme la puissance symbolique de l’établissement dont il a la charge : « Sultanahmet a une place centrale dans le protocole. Elle représente la beauté du visage de la Turquie. Les Turcs sont le visage souriant de l’islam. Face à Aya Sofia, un ancien lieu sacré de la chrétienté, elle est la preuve que la coexistence entre les civilisations est possible. » Ce qui n’empêche pas le religieux de regretter que Sainte-Sophie soit désormais un musée après avoir été église puis mosquée. Ce vendredi, jour de grande prière, l’imam a prêché sur l’importance du travail (« La paresse n’a pas de place en Islam. »). Il a aussi commenté l’actualité, celle du séisme au Pakistan. Le mufti d’Istanbul - son supérieur hiérarchique - avait envoyé comme thème de discussion « les violations des droits de l’homme ». L’imam s’interroge sur l’éclairage à y apporter : peut-être les violences dans les banlieues françaises, qu’il condamne... Lui suggère-t-on que la décision prise, la même semaine, par la Cour européenne des droits de l’homme de confirmer que l’interdiction du port du foulard sur les campus turcs n’est pas une violation des droits de l’homme - contrairement à ce qu’espérait le gouvernement conservateur musulman - pourrait aussi fournir une base de discussion, la réponse fuse, sèche : « Non, ce sujet relève de la politique de l’Etat. »
Le sunnisme turc a toujours été domestiqué par le pouvoir politique. Tout se passe comme si les sultans puis la république laïque avaient considéré l’islam comme une affaire trop sérieuse pour être laissée aux seuls imams. A peine le califat aboli, le 3 mars 1924, la République met en place une direction des affaires religieuses, le Diyanet, alors rattachée au cabinet du Premier ministre. Aujourd’hui dotée d’un budget de 400 millions d’euros, c’est cette bureaucratie qui règle la vie des 75 000 mosquées du pays, forme les imams « fonctionnarisés », surveille les cours coraniques, décide des prêches qui seront lus le vendredi. La révolution kémaliste n’a eu de cesse que toute velléité de pouvoir religieux ne fût brisée. Avec la république, la foi est confinée au domaine privé. Les tribunaux religieux sont abolis en 1924. L’année suivante, une série de lois promulgue l’interdiction d’utiliser la religion à des fins politiques, la fermeture de tous les couvents, des tarikat - les ordres religieux, suspects car autonomes - des tombeaux des saints et des mausolées des imams, la suppression des confréries, l’interdiction du port du turban et des pratiques superstitieuses. Rupture suprême, le calendrier occidental remplace celui des terres d’Islam qui débute à partir de l’hégire. Les révoltes des confréries sont matées, parfois dans le sang. « La République turque ne peut être le pays des cheikhs, des derviches, des mystiques en extase, déclare Mustafa Kemal. La plus juste des sectes est celle de la civilisation. » Le Coran et l’appel à la prière sont traduits en turc. A la oumma (communauté universelle des musulmans) succède la patrie.
Yasar Nuri Öztürk est probablement le théologien le plus populaire d’Istanbul. Ses 56 livres sont des best-sellers. Cet ancien doyen de la faculté de théologie d’Istanbul fait un tabac chaque fois qu’il passe à la télévision. Il défend l’idée d’une « interprétation turque de l’islam qui se serait cristallisée vers le XIIIe siècle à partir d’influences venues d’Asie centrale et d’Anatolie et qui aurait donné naissance à un humanisme anatolien ». A l’en croire, les Ottomans, avec l’instauration du califat, auraient trahi cette tradition pour passer sous la coupe de l’islam arabisé, ce qui aurait entraîné le déclin de l’empire. Et, toujours selon lui, c’est Atatürk (dont un grand portrait orne son bureau) qui aurait sauvé l’islam turc ! Loin d’être le mécréant lecteur de Voltaire et fils des Lumières comme on le voit en France, le fondateur de la République aurait juste renoué avec le passé... Une thèse pour le moins audacieuse. Pour Öztürk, le Coran prône la prééminence de la raison sur la tradition. Le livre saint défendrait même, mille cent ans avant Rousseau, « le contrat social et la démocratie ». Mieux, « la séparation des sexes et l’inégalité juridique ne se trouvent pas dans le Coran ». Et pas plus l’obligation pour la femme de se couvrir les cheveux. Les livres d’Öztürk ont été, un temps, traduits en persan : c’est fini. Et ils sont interdits dans le monde arabe. Pour combattre l’ « islam arabisé », à ses yeux incarné par l’actuel gouvernement turc, et de manière plus radicale par les barbus des mosquées de Fatih, le théologien aux allures de télé-évangéliste américain vient de créer un parti politique.
L’itinéraire d’Öztürk est singulier. Il témoigne, à sa manière, des mutations de l’islam turc, ce kaléidoscope en perpétuel mouvement, agité par la démocratisation, la convergence avec l’Occident et une tradition de sécularisation dont Istanbul donne un bon aperçu. Il a fallu attendre les années 1950, puis les années 1980, pour voir l’Etat modérer son anticléricalisme de combat et tolérer un retour de l’islam dans la vie sociale, par des cours facultatifs de religion dans le cursus scolaire et l’ouverture d’écoles d’imams fermées par Atatürk. Dans une boutique de mode du quartier chic de Nisantasi, on mesure ce desserrement de l’étau laïque. Rabia Yalcin est la styliste très courue des bourgeoises musulmanes qui portent le voile. Cette jeune femme au sourire malicieux réinvente les règles vestimentaires de l’ « islamiquement correct » : « Chaque femme est un monde en soi. » La robe de soie vieux rose au décolleté audacieux, réservée à la maison, redevient décente grâce à la pèlerine de velours ; le serre-tête vient orner le foulard ; un bibi très Art déco habille une robe de mariage. « Il n’existait pas de mode pour les pratiquantes, insiste-t-elle. Je remplis un vide et je contribue à libérer le vêtement religieux. »
Haut lieu du sunnisme turc, la mosquée Bleue (où les appels à la prière sont de nouveau en arabe) cache mal derrière son prestige l’extrême diversité des courants, plus ou moins hérétiques, de l’islam turc. Les derviches du quartier de Tünel doivent, par exemple, s’abriter derrière une vocation touristique pour enchaîner, au son des pipeaux et des clarinettes, ces danses extatiques où les bras se dénouent, les doigts se délient, reliant la terre au ciel, préludes imposés à la fusion mystique des corps avec le souffle divin. Les chiites orthodoxes, ailleurs adeptes de l’autoflagellation sanguinolente, en souvenir d’Ali, préfèrent ici, le jour venu, donner leur sang au Croissant rouge...
Sur la rive asiatique, à Karaca Ahmet, d’autres croyants pratiquent l’islam à leur manière. Ce dimanche, ils affluent vers le cem evi, la maison de prière située à l’intérieur du centre culturel alévi. Les alévis forment un rameau du chiisme qui absorbe toutes les religions jusqu’au Prophète, s’interdit toute discrimination, réfute le djihad. Déclinée en portraits géants, une sainte trinité réunit les fidèles : Ali, le gendre de Mahomet, Haci Bektas, le grand prophète venu de Perse au XIIIe siècle, et Atatürk, l’homme de la laïcité, dans laquelle la minorité alévie a vu son salut. Les alévis ne suivent pas les cinq obligations de l’islam : la profession de foi, les prières quotidiennes, l’aumône, le jeûne et le pèlerinage à La Mecque. Les femmes jouissent d’une pleine égalité. Pis, les deux sexes se retrouvent dans le semah, la danse rituelle au son du saz (cithare traditionnelle d’Anatolie), une ronde joyeuse à l’image du monde en perpétuel mouvement. Il y a dix ans encore, les alévis - ils revendiquent être 2 millions à Istanbul, un tiers de la population turque - étaient persécutés. « L’actuel Premier ministre, quand il était maire d’Istanbul, a fait détruire en pleine nuit, en 1994, ce bâtiment, raconte l’un des dédés, les chefs de la communauté. L’armée et l’opinion publique nous ont aidés. Mais, à la différence des mosquées, nous ne bénéficions d’aucun financement public. Aujourd’hui, grâce à l’Europe, la porte s’entrouvre. Nous faisons, nous aussi, partie de la mosaïque de ce pays. » Aussi diverse que l’infinie gamme céruléenne des céramiques de Sultanahmet.