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Un comité de sages pour refonder la gauche turque ?

mardi 4 décembre 2007, par Fadime Özkan, Marie-Antide

L’idée est à la mode : un comité de sages pour réfléchir à l’élargissement européen, un comité de sages pour penser la renaissance de la gauche turque. Le quotidien Star du lundi 19 novembre 2007 a publié un entretien réalisé par Fadime Özkan avec l’économiste Seyfettin Gürsel, de l’université de Bahçesehir (Istanbul), l’un des initiateurs des candidatures indépendantes de gauche lors des élections législatives de juillet dernier.

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Q :Jusqu’à ses propositions sur l’Irak du Nord, M. Baykal [Président du CHP, Parti Républicain du Peuple, parti fondé par Atatürk] a suivi une ligne nationaliste. Il défendait avec élan une opération transfrontalière et déclarait même qu’il fallait frapper Barzani. Puis, il est soudainement apparu devant l’opinion publique avec certaines propositions. Qu’est-ce que cela signifie ?

R : Je pense qu’il essaie de mettre de la distance entre le CHP et le MHP. Comme vous le savez, Baykal a essayé de coincer l’AKP dans deux domaines pendant sa campagne électorale. Il a voulu rassembler autour du CHP la population laïque en prétendant que l’AKP introduirait la Charia en Turquie.

Ensuite, il a défendu qu’il fallait absolument intervenir en Irak du Nord. Il a essayé de profiter de la situation à une période où le nombre des martyrs augmentait et où la tendance nationaliste était en escalade. Mais il existe déjà un parti sur cette ligne. De ce point de vue, il s’était considérablement approché du MHP, mais il a vu le 22 juillet que cela ne servait à rien. De plus, il a remarqué après les attaques de Daglica [attaque du PKK contre une unité de l’armée dans la province d’Hakkari qui a fait 12 victimes, le 21 octobre dernier] que l’AKP était désormais avec l’armée. Il s’est rendu compte qu’il n’avait aucun intérêt politique à acculer l’AKP dans ce domaine. Parallèlement, il a eu peur de devenir comme le MHP.

Q : Cette ouverture est-elle simplement périodique, c’est-à-dire une attraction politique ?

R : Il est difficile de parler d’un changement radical, durable et total dans la ligne de conduite du CHP du point de vue de la sociale démocratie.

Q : En 1989, alors qu’il était secrétaire général du SHP, Baykal avait signé un rapport kurde et il avait été jugé par la DGM [tribunal d’exception, littéralement Cour de sûreté de l’Etat]. En 1994, le programme du CHP analysait en détail le problème kurde. Que s’est-il passé pour que le parti glisse vers une ligne nationaliste avec le temps, alors qu’il était plus actif sur la question dans le passé ?

R : Il y a l’Irak du Nord dans les propositions de Baykal. Sinon, il ne dit pas ce qu’il propose pour le problème kurde. Il existe une nouvelle réalité en Irak du Nord. Non seulement le CHP, mais également le gouvernement a compris la nécessité d’un changement de paradigme. Il a essayé les moyens « d’étouffer la région autonome » et a vu que cela ne marchait pas. Même l’Iran est sur le point d’ouvrir un consulat dans la région. A mon avis, il y aura un important changement de politique là-bas et il faudra établir de bonnes relations avec la région. L’unique problème est la relation entre Barzani et le PKK. Si les Etats-Unis font pressions sur Barzani et abandonnent entièrement le PKK, la politique changera irrémédiablement là-bas. A mon avis, le CHP a également pris ce train.

Q : Malgré les va et vient de Baykal et le fait que les propositions en question soient déjà en partie mises en œuvre, l’intervention de Baykal sur l’Irak du Nord a provoqué un grand écho. Est-ce le signe que l’on continue à garder l’espoir au sujet du CHP et de Baykal au nom de la gauche ?

R : A vrai dire, cela fait bien longtemps que je n’ai plus aucun espoir du CHP. En 1994, le programme du CHP était un programme social démocrate de gauche. Le plus navrant et que le CHP l’a renié sans le remplacer. Les sondages d’opinion indiquent qu’il existe un électorat de 10 à 15 % en Turquie qui se considère comme sociaux démocrates avec leur approche politique, leur philosophie et leur vision des libertés et de la démocratie. Une partie a voté pour le CHP aux élections du 22 juillet dernier, mais il n’existe pas un parti social démocrate représentant cette masse. Le CHP n’est pas un parti social démocrate, ni avec son contenu, ni avec son fonctionnement. Il faut reconnaître qu’il n’a pas encore une alternative.

Q : Le CHP a le même âge que la République et le DSP [Parti social-démocrate dirigé par Zeki Sezer, 12 députés dans l’actuelle législature, fondé par Bülent Ecevit, l’un des leaders historiques de la gauche turque qui a fini sa carrière politique sur des thèmes tèrs nationalo-conservateurs], 22 ans. Ces deux partis expérimentés qui se présentaient comme sociaux démocrates ont rejoint une ligne étatiste et nationaliste. Cela signifie qu’il existe un sérieux vide qu’il convient de combler à la gauche. Avant les élections, vous avez proposé avec Ahmet Insel de soutenir les candidats indépendants de gauche. Cette proposition a permis de voir l’énergie qui s’était amoncelée dans ce domaine, mais elle ne s’est pas reflétait sur les élections. Où était le problème ?

R : Dans de nombreuses circonscriptions, il n’a pas été possible de présenter des candidats de gauche vraiment indépendants. De plus, les électeurs veulent avoir devant eux une formation de longue haleine et durable, c’est-à-dire un parti de masse. On voit bien que ce n’est pas si facile que cela. Mais l’absence d’un parti social démocrate provoque un déséquilibre dans la politique turque sous bien des aspects.

Q : Quelle est la gauche dont nous avons besoin ?

R : Nous avons besoin d’un parti, comme en Occident, qui discute de savoir comment poursuivre les politiques sociales démocrates avec l’économie de marché, de la manière d’éliminer les effets de la mondialisation et qui préconise la démocratie et les libertés. De plus, il doit soutenir le processus européen. Nous avons clairement vu une telle lacune au cours des deux dernières années. Le CHP a critiqué l’AKP au sujet de sa politique pro-européenne. Nous avons également besoin d’un tel parti pour une démocratie de première classe, car l’AKP ne peut pas conduire la démocratie au-delà d’un certain point, en raison de son caractère conservateur de droite et parce qu’il n’a pas ce soutien. Nous avons besoin d’un parti social démocrate qui puisse critiquer l’AKP dans le domaine de la démocratie, des libertés et des politiques économiques et le soutenir en ce qui concerne les réformes démocratiques.

Q : Si le CHP avait été un véritable parti social démocrate, serait-il passé aussi radicalement d’un point à un autre ?

R : Cela n’aurait pas été possible, si le CHP n’avait pas été le parti de l’élite politique. Son héritage historique a facilité ce glissement. Il a toujours abrité les lignes gauche et droite. Mais Baykal a en grande partie éliminé la gauche. J’ai des amis là-bas qui se considèrent comme de gauche, mais je vois également qu’ils se plaignent quand nous avons l’occasion de nous voir. Certains sont dérangés de ce glissement au niveau des électeurs et de l’organisation du parti.

Q : Il est clair que la politique turque a besoin de la gauche. Que pensez-vous faire, vous qui réfléchissez sur la question et ressentez une certaine responsabilité ?

R : Je prévoie de réunir 25 à 30 personnes qui ont oeuvraient à la gauche afin de lancer un mouvement de parti de masse avec une délégation de sages qui constituera un comité fondateur avec tous les individus, associations, organismes de réflexion et partis qui pourront soutenir le mouvement. Ensuite, ce sera facile. Le parti ne sera pas marginal, mais un parti de masse. Au départ, il aura sans doute seulement 3,5 % des voix, mais avec patience et persévérance, il s’installera sur cette base sociale démocrate de 10 à 15 %. Avec un tel parti composé de véritables sociaux démocrates et siégeant à l’Assemblée avec 60 à 70 députés, la Turquie sera vraiment très différente.

Q : Un pas concret a-t-il été fait ?

R : Je fais ma proposition par l’intermédiaire de cette interview. Le mouvement peut démarrer au sein d’un parti existant, par exemple le SHP [Parti social-démocrate du peuple, Murat Karayalçin est le ministre des Affaires étrangères qui a fait signer l’Union douanière entre la Turquie et l’UE]. J’ai rencontré Murat Karayalçin pour lui demander de soutenir la politique des candidats de gauche indépendants. Mais il m’a indiqué que le CHP et le DSP avaient considérablement progressé dans leur alliance. Je lui ai répondu qu’il fallait les abandonner à leur sort, étant donné qu’ils n’étaient désormais pas des partis de gauche.

Q : Est-ce la même mentalité qui a prévalu « c’est petit, mais c’est à moi » ?

R : Il a suivi une politique réelle axée sur la députation, aussi bien le SHP que le mouvement du 10 décembre. Ils ont usé par le processus.

Q : On part sur un rêve, mais on ne parvient à aucun objectif. Est-ce que la gauche a perdu son idéal ?

R : Non. Dans la campagne de Baskin Oran et d’Ufuk Uras, on a vu qu’il existait un grand nombre de personnes prêt à contribuer. Baskin a obtenu 30 000 et quelques voix. Il a mis en marche une formidable organisation électorale. Ce potentiel existe, mais il n’existe pas un mécanisme pour le mettre en mouvement. La gauche turque doit absolument réussir ce mouvement.

Q : Ceux qui attendent dans leur coin vont-ils dire « allons-y ! » après avoir lu ce reportage, à votre avis ? Où serez-vous dans ce processus ?

R : Moi, j’ai abandonné la politique active. Je ne prendrai pas part dans la direction d’un parti, mais je le soutiendrai autant que possible. Je ferai partie du processus des hommes sages. Je donnerai de mon temps et de mon travail. Mais les hommes sages doivent être élus à condition de ne pas avoir de passions politiques et d’êtres impartiaux.

Q : Si les hommes sages fondent un parti, comment seront affectés le CHP et le DSP ?

R : Je ne pense pas que le DSP soit un parti social démocrate et qu’il ait un avenir. La Turquie tremble sur ses fondations, entend-on la voix des 13 députés à l’Assemblée ? Si des membres du CHP veulent participer à cette formation, ils devront d’abord démissionner du CHP et prendre part à la fondation du nouveau mouvement.

Q : Le leader est très important dans la politique. Existe-t-il quelqu’un qui pourrait être le Tony Blair de la gauche ?

R : Vous avez raison, mais les leaders n’apparaissent pas du jour au lendemain. Ils évoluent dans la lutte. Blair était membre du parti Labeur depuis l’âge de 17 ans. Il ne faut pas mettre l’accent sur le leader. Souvenez-vous de Kemal Dervis, c’était un véritable fiasco. Pour qu’un parti puisse constituer une alternative, il doit forcer le seuil électoral de 10 %. Pour cela, il a besoin de militants passionnés, pas de dirigeants. Si c’est la victoire, le mouvement produira un leader charismatique.

Q : L’AKP s’est installé au centre avec 47 % des voix et c’est l’unique parti qui a obtenu des voix sur l’ensemble du territoire. De plus, il a réalisé la plupart des promesses faites depuis des années par les sociaux démocrates. Est-ce que cela ne rend pas plus difficile votre travail ?

R : Beaucoup. Le parti a fait élire des sociaux démocrates de qualité comme Ertugrul Günay. Il a fait des pas concrets dans de nombreux domaines, l’UE, les réformes, la démocratie et a même fait preuve de courage pour se saisir du problème kurde, même s’il n’a pas obtenu de résultats. De plus, il a obtenu les voix de cet électorat de 10 à 15 % qui compose la gauche. Ceux qui se sentent au centre, qui sont urbanisés, les dirigeants moyens et supérieurs et les ouvriers souhaitent un parti qui ne nuise pas à l’économie. Ils ne veulent pas entendre le « c » de la crise. Le nouveau parti social démocrate ne doit pas être un parti marginal opposé à l’impérialisme et aux capitaux étrangers. Le programme du nouveau parti recoupera les réalisations de l’AKP dans certains domaines.

Ce sera vraiment très difficile pour lui. Il doit pouvoir se distinguer de l’AKP, sans faire du populisme. Un parti social démocrate peut obtenir un important pourcentage de voix dans le centre qui s’élargit de plus en plus. Le CHP a laissé l’AKP s’emparer de ce centre. S’il voulait vraiment accéder au pouvoir, il n’aurait pas suivi une telle ligne. Soit le CHP ne connaît pas le centre, soit il ne connaît pas la politique.

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