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Turquie : le seul vrai projet fou

dimanche 29 mai 2011, par Ahmet Insel

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Kanalistanbul

Il n’y a pas aujourd’hui en Turquie de projet politique et social plus fou qu’une proposition concrète et réaliste en vue d’une solution à la question kurde.

Pourquoi ne pas faire de la question kurde notre projet fou ? Non pas dans dix ans, mais juste là, au lendemain des élections du 12 juin prochain, un projet de solution à cette question pour tout de suite, n’est-ce pas un projet suffisamment fou, eu égard à la situation présente ?

Peut-être qu’il ne ravira pas les entrepreneurs, le secteur du BTP, les entreprises de percement de canal, ni tous ceux qui pensaient bien profiter de leur rente foncière. Mais envisager la possibilité d’une atteinte aux profits attendus par le conflit qui pourrait s’ensuivre si le problème kurde n’était pas rapidement résolu de façon pacifique, peut permettre de remettre un petit peu les pieds sur terre.

Et vraiment, cela ne pourrait-il pas être notre projet fou que de solutionner le problème se présentant à nous lorsqu’on se pose la question du problème actuellement le plus brûlant dans cette société ? Y a-t-il aujourd’hui dans ce pays, projet plus fou que celui de trouver une solution à un problème pour lequel des gens meurent tous les jours, des centaines d’autres sont jetés en prison, dans lequel chaque nouvelle mort sépare un peu plus les Turcs des Kurdes, un problème, qui pour cette raison même, est gros de développements encore plus graves ?

Le temps de la « Maîtrise »

Tayyip Erdoğan conçoit sa propre période de « maîtrise » politique comme une série d’efforts tous fondamentalement destinés à l’accélération de l’accumulation du capital. Ça n’est d’ailleurs pas dérogatoire au positionnement politique qu’il s’est choisi. Il est normal de voir un AKP et son chef, désormais assurés de leur hégémonie sur le centre-droit, déclarer de façon bien plus affichée, qu’ils vont accorder, maintenant qu’ils sont parvenus à maturité, une totale priorité aux politiques de création des niches de profit privé, cette politique si propre au centre-droit.

Comme il l’a dit sur la question kurde, Erdoğan conçoit tous les problèmes autres que celui de la réalisation du profit comme des sujets ayant perdu le statut de problème. Conforme à l’idéologie développementaliste classique, il souhaite que nous le suivions dans sa croyance que plus on assurera une croissance économique rapide plus les autres problèmes se résoudront d’eux-mêmes et de plus en plus vite.

Comme projet, Erdoğan propose Kanalistanbul aux citoyens de Turquie et en attendant, pour passer le temps, l’édification de deux villes satellites d’Istanbul. Comme objectif de société, pertinent et suffisant en soi, il souhaite que nous nous approprions celui de devenir la 10e économie du monde d’ici dix ans. Il se rêve comme chef du pays en tant qu’architecte d’un projet de BTP démentiel. Et en fait, il évite la difficulté, il choisit la facilité. Et la probabilité n’est pas mince que la route facile qu’il s’est choisi soit minée par les difficultés qu’il fait semblant de négliger, et même qu’elles le fassent dérailler.

En perdant le lien sentimental

Lorsque Erdoğan présente de tels projets fous, ne prend-il pas le risque qu’ils soient perçus comme une provocation par les jeunes Kurdes qui perdent progressivement les liens qui les reliaient au reste de la Turquie ? Kanalistanbul est une folie susceptible de décupler le fossé déjà existant, en termes de revenus, entre Istanbul et les régions kurdes de Muş, Diyarbakır ou bien de Siirt. Erdoğan nous apporte, en creux, la bonne nouvelle de ce que, d’ici 2023, la Turquie sera encore plus inégale, régionalement parlant. Il n’apporte aucune proposition susceptible de porter remède à cette inégalité croissante. Il ne le peut pas. Prétendre régler la question de l’inégalité régionale sans solutionner la question kurde serait une idée à faire rire les corbeaux eux-mêmes.

Il n’est guère sorcier de deviner quel genre de réaction risque d’engendrer ce projet fou chez les Kurdes désormais parvenus à un seuil où ne peuvent plus être ni différées ni étouffées leurs demandes de plus d’égalité et de participation politique. On prépare le terrain à d’autres mais véritables folies du genre : «  Je ne te laisserai pas goûter à ce bienfait dans la tranquillité. »

La question kurde a aujourd’hui dépassé de façon irréversible la phase où l’on pouvait la régler sur la base de la seule reconnaissance identitaire. Il est aujourd’hui des propositions concrètes et tangibles censées répondre à diverses demandes : celle d’être un citoyen à part entière sans avoir à renier ou à cacher son identité, celle de pouvoir, si on le veut, vivre sa vie dans sa propre langue au niveau local, celle d’une participation à la gestion des affaires locales. La question de savoir ce que veulent les Kurdes est désormais une question de fourbe.

Le dénominateur commun de cette question dont la réponse est assurément multidimensionnelle se situe dans cette volonté des Kurdes d’être reconnus en tant que citoyens à part entière.

Le premier ministre Erdoğan ne met pas sur son agenda la résolution d’une question kurde désormais posée de « façon claire et nette », pour reprendre une expression qu’il affectionne tout particulièrement. Il trouve l’adjectif « fou » bien plus adapté à un grand projet de BTP.
Par ailleurs, si nous prêtons attention à l’état de la mentalité des habitants de ce pays, il n’est pas en Turquie de projet sociopolitique plus fou qu’une proposition concrète et réaliste de résolution de la question kurde. Face à la domination du nationalisme qui imprègne jusqu’au plus profond des consciences de cette société, la véritable idée de folie n’est-elle pas de se lancer dans un règlement pacifique et égalitaire de la question kurde ?

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Sources

- Traduction pour TE : Marillac

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