L’AKP au pouvoir depuis 10 ans en Turquie a sans surprise remporté les élections législatives ce dimanche. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan rempile pour un troisième mandat. Principale raison de ce succès : l’économie.
L’AKP, le Parti de la Justice et du Développement, a recueilli 49,9% des suffrages dimanche, son meilleur score à des législatives depuis son arrivée au pouvoir en 2002. Cette victoire lui permet d’obtenir 326 des 550 sièges au Parlement. C’est toutefois quatre de moins que le nombre exigé pour la convocation d’un référendum sur une nouvelle Constitution. Marchés financiers et investisseurs ont bien accueilli ce résultat qui force le parti au pouvoir à trouver un compromis avec d’autres forces politiques.
Un tel soutien populaire est rare pour un parti au pouvoir depuis déjà neuf ans. La raison de ce succès ? « Le bilan économique de l’AKP », affirme Sinan Ülgen, chercheur à l’ONG Carnegie Europe et président du think tank turc EDAM.
Quand l’AKP est arrivé au pouvoir, en 2002, la Turquie venait de subir l’une des pires crises économiques de son histoire. Le pays a frôlé la banqueroute en 2001- sa monnaie, la livre turque, s’est dépréciée de 50% du jour au lendemain - et a dû recourir à une aide financière du FMI. Le résultat de décennies de politiques budgétaires clientélistes, d’un endettement élevé et de grands déséquilibres macroéconomiques. « L’intelligence des islamistes modérés a été de continuer à appliquer de manière très pragmatique les réformes structurelles mises en place en 2001 par l’économiste Kemal Dervis sous l’égide du FMI », explique Deniz Ünal, économiste au CEPII.
L’ouverture de l’économie turque, entamée en 1989 et accélérée par l’union douanière (1996) avec l’UE, a été poursuivie. Le secteur bancaire a été totalement assaini - les banques turques ont aujourd’hui des ratios de solvabilité bien plus élevés qu’en Europe. La banque centrale a gagné son indépendance vis-à-vis du Trésor et a pour objectif de contenir l’inflation. Les prix ont été libéralisés et le marché du travail en partie réformé. Surtout, l’Etat s’est fortement désendetté au prix d’une cure d’austérité drastique - la dette est passée de 75% à 41% du PIB aujourd’hui. L’économie turque a ainsi renoué avec une croissance durable.
17e puissance économique mondiale
Les performances économiques de la Turquie sur ces dix dernières années sont impressionnantes. Le revenu par habitant a triplé, le pays a conquis de nouveaux marchés - au Moyen-Orient, au Maghreb et dans les anciennes républiques de l’URSS -, l’inflation a été contenue à moins de 10%, et son PIB a progressé en moyenne de 5% par an. Fortement touchée par la crise économique mondiale en 2009 - le PIB a chuté de 4,8% -, l’économie turque s’est très vite remise, affichant un taux de croissance de 8,9% en 2010 -, le troisième plus fort pour un pays émergent après la Chine et l’Inde. La Turquie est aujourd’hui la 17e économie mondiale.
L’AKP n’a bien sûr pas manqué de jouer cette carte lors de la campagne législative. Et d’afficher des objectifs mirobolants pour... 2023, année du centenaire de la république turque. A cette date, la Turquie aura rejoint le top dix des économies mondiales, avec 25 000 dollars par habitants, promet Erdogan. Pourtant, tout n’est pas rose dans le bilan économique de son parti. « L’AKP a manqué l’occasion pendant cette période de prospérité pour mener à bien les réformes structurelles nécessaires pour assainir son modèle de croissance », déplore Sinan Ülgen.
« La Turquie finance sa croissance par l’importation massive de capitaux étrangers », explique le chercheur de Carnegie Europe. Ces capitaux financent ensuite l’investissement des entreprises et alimentent la demande intérieure. « Les ménages turcs dépensent beaucoup et achètent surtout des produits étrangers », confie Deniz Ünal. Résultat : la Turquie souffre d’un déséquilibre chronique de sa balance commerciale. Ce solde des comptes courants atteint actuellement 8% du PIB, ce qui est « très alarmant », selon Sinan Ülgen (en comparaison, le déficit commercial français ne représente que 2% du PIB).
Manque structurel de compétitivité
D’autant plus que la Turquie est l’un des pays qui est le plus pénalisé par la politique d’injection massive de liquidités des Etats-Unis. Les capitaux spéculatifs affluent en masse dans le pays depuis un an, entretenant aujourd’hui le risque d’une bulle financière. Sans compter que la facture énergétique croît rapidement - le pays ne dispose d’aucune ressource et assure une grande partie de ses approvisionnements en gaz et pétrole avec la Russie.
La Turquie souffre d’un important manque de compétitivité à l’export. A cela plusieurs raisons. Tout d’abord, le coût du travail y est assez élevé au regard de la faible productivité de la main d’œuvre. Le salaire minimal se situe autour de 450 dollars, un chiffre plus élevé que dans les nouveaux Etats membres de l’Union européenne. Ensuite, la main d’œuvre est peu qualifiée, en raison du faible taux de jeunes qui poursuivent des études supérieures. Plus de la moitié des 15-19 ans ne sont pas scolarisés. La conséquence est que la Turquie s’est montrée incapable ces dix dernières années de monter en gamme dans les filières industrielles aujourd’hui très exposées à la concurrence mondiale (automobile, chimie, électronique de base, etc.).
Creusement des inégalités
Par ailleurs, le marché du travail turc est atrophié. Officiellement, le taux de chômage est de 11,5%. Mais 50% seulement de la population active participe à l’emploi. Le reste travaille dans le secteur informel. « Il existe aujourd’hui une vraie dualité entre les grandes entreprises internationales, qui déclarent leurs salariés, et les PME qui emploient au noir », explique Sinan Ülgen. Si le secteur informel pèse autant, c’est parce que le marché du travail est très rigide : les licenciements sont quasi impossibles, l’intérim inexistant et les charges pesant sur le travail (impôt sur le revenu, cotisations sociales, impôt sur les sociétés) atteignent 45% du salaire brut, contre 38% en moyenne en Europe.
Enfin, ce boom économique a creusé les inégalités. D’ordre territorial d’abord, entre l’Ouest industriel et l’Est rural. Alors que le salaire moyen annuel atteint 8200 euros dans la capitale Istanbul, il n’est que de 1900 euros dans la région proche de la frontière iranienne. D’ordre sociétal, surtout. « Les femmes sont totalement exclues de la création de richesse nationale », déplore Deniz Ünal. Moins d’un tiers d’entre elles sont actives et les deux tiers ne sont plus scolarisées après 15 ans. « Pour des raisons d’ordre culturel, que l’AKP s’est bien gardé de bousculer, les femmes sont confinées aux tâches ménagères, ce qui est regrettable pour une économie émergente », conclut l’économiste du CEPII.