Atlantico : Dans une interview publiée dimanche, le Président turc Abdullah Gül estime qu’Ankara pourrait devenir le « moteur de croissance » de l’Union Européenne. L’intégration de la Turquie à l’Europe pourrait-elle sauver la croissance européenne ?
Ahmet Insel : Il est difficile de faire ce pronostic, puisque la croissance turque est fortement liée à la croissance européenne. Une partie importante de ses exportations est en effet destinée à l’Europe, et la crise économique actuelle va indéniablement ralentir la croissance turque. Celle-ci passera d’environ 8% annuel en 2011 à 5% en 2012. Il ne faut donc pas sous-estimer l’impact de la crise européenne sur l’économie turque.
La croissance turque est tirée par la consommation intérieure, qui risque de s’essouffler avec une diminution des exportations. Or, c’est ce secteur qui distribue les principaux revenus et permet une croissance forte. Qui plus est, l’insuffisance de l’épargne intérieure turque nécessite un apport permanent de capitaux extérieurs, et dans une période de perturbation financière internationale, où les investisseurs essaieront de choisir des lieux plus stables et sûrs pour placer leurs investissements - même si les rendements sont plus faibles -, la Turquie pourrait en pâtir énormément.
Par contre, les propos tenus par le Président Abdullah Gül pourraient être analysés autrement. L’Europe se montre frileuse en terme de consommation, d’avenir... ce qui n’est pas le cas de la Turquie. D’ailleurs, quand on compare les opinions publiques européennes et turques, ce qui apparaît de manière flagrante, c’est l’immense optimisme de la population turque concernant son avenir, contrairement aux européens. Et de cet optimisme sur le futur découlent des conséquences sur les comportements économiques, en termes d’investissements et de consommation.
La société turque, qui est plutôt jeune, optimiste, consommatrice, productrice, et tournée vers l’investissement, peut donc jouer un rôle en Europe : non pas celui d’un pays prêt à soutenir la croissance européenne, mais celui d’un État capable de relancer la consommation et l’investissement en Europe. Forte de ses 85 millions d’habitants d’ici 2025, elle pourrait peser sur l’économie européenne, être un véritable ballon d’oxygène. Paradoxalement, c’est également le principal reproche qu’on adresse à la Turquie : un poids démographique qui redistribue les cartes du vote par pondération au sein des 27 États membres de l’UE.
Peut-on parler d’un rapport de force inversé entre l’Europe et la Turquie depuis 2001 ?
Il y a un changement total de rapport de force et d’image de la Turquie par rapport à l’Europe. Au début des années 2000, on présentait la Turquie comme un pays dont l’adhésion à l’UE serait susceptible de le sauver. Maintenant, les rôles sont pratiquement inversés. Il ne faut certes pas exagérer, mais il y a une amélioration sensible de l’économie turque et de sa stabilité. Certains problèmes politiques subsistent, mais la Turquie de 2011 n’est pas celle de 2001, et l’Europe d’aujourd’hui est plus affaiblie que par le passé. Il y a désormais une convergence, au détriment de l’Europe, et à l’avantage de la Turquie.
Si la Turquie devenait membre de l’UE, son intégration économique en Europe serait-elle plus poussée que celle d’aujourd’hui ?
Je ne crois pas. La Turquie est aujourd’hui liée à l’Europe par un accord d’Union douanière, et très peu de Turcs, tout en souhaitant l’adhésion de la Turquie à l’UE, souhaiteraient son entrée dans la zone euro. Qui plus est, l’intégration de la Turquie à l’UE ne déboucherait pas sur des changements politiques radicaux par rapport à la situation actuelle.
Pour l’ensemble de ces raisons, les propositions de Nicolas Sarkozy en faveur d’un partenariat privilégié entre Europe et Turquie n’ont aucun sens.
Dans ces conditions, quel avenir pour les relations entre l’Europe et la Turquie ?
L’avenir européen de la Turquie est pour l’instant compromis par le blocage d’un certain nombre de chapitres du règlement en matière d’intégration européenne.
Tout d’abord, environ 10 chapitres sont bloqués du fait que la Turquie ne veut toujours pas se prononcer en faveur d’une reconnaissance de la République de Chypre. Et du coup, aucune avancée n’est possible... Or, pour qu’on puisse voir si les critères de l’intégration européenne sont remplis par la Turquie, il faudrait que les chapitres soient ouvrables. Tant que le conflit perdurera entre la partie chypriote grecque et turque, la question de l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne ne se posera pas.
Ensuite, la France bloque unilatéralement 5 autres chapitres indépendants du problème chypriote, mais relatifs à l’intégration, notamment sur la question de l’Union monétaire. Et tant que Nicolas Sarkozy sera au pouvoir, la France bloquera ces 5 chapitres. Si toutefois il n’était plus Président en 2012, libre à la France de revenir sur son blocage.
Enfin, si la l’Europe décide de ne pas poursuivre le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE, je pense que la Turquie ne poursuivra pas non plus l’Union douanière. Difficile en effet de tenir l’Union douanière sans perspective d’adhésion, car il est délicat pour la Turquie de subir les conséquences de décisions auxquelles elle ne participe pas. Elle pourrait donc faire régulièrement des entorses à l’Union douanière, et l’Europe de son côté fermerait les yeux, de manière à ce que le statut quo demeure.