Recep Tayyip Erdogan, premier ministre turc depuis 2003, a présidé au boom économique de son pays et à son émergence sur la scène mondiale. Le « modèle turc » est en vogue depuis le début des soulèvements arabes. Mais le style autoritaire d’Erdogan suscite des inquiétudes.
Erdogan, l’homme du nouvel ordre turc
- Recep Tayyip Erdoğan et son épouse
Le « modèle turc » a ses mérites, et des limites. Le très vif intérêt que suscitent la Turquie et son homme fort, Recep Tayyip Erdogan, 57 ans, héros, dit-on, non seulement du monde arabe mais aussi de beaucoup de gens en Occident, s’accompagne d’interrogations et d’inquiétudes. On savait déjà que le premier ministre turc, militant d’un islam humaniste, malmène quelque peu chez lui les valeurs (démocratie et laïcité) qu’il prêche, sous les applaudissements, chez ses voisins. Hier, c’était son ambitieuse politique étrangère « non alignée » qui inquiétait. Aujourd’hui, rentré dans le rang de l’OTAN, celui qui espérait « zéro problème avec tous ses voisins » se trouve en conflit avec la Syrie et l’Iran, sans avoir réglé ses problèmes avec Chypre, l’Arménie ou Israël. Les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), quant à eux, aggravent les soucis de M. Erdogan : ils ont repris de plus belle leurs attentats et actions de guérilla en Turquie même, le vieux talon d’Achille du pays.
Certains se font une joie maligne de ces déboires. La popularité d’Erdogan a explosé quand il a dénoncé, haut et fort, la politique d’Israël depuis son offensive à Gaza en décembre 2008. En revanche, ceux qui sont choqués par sa dénonciation d’Israël comme « l’enfant gâté de l’Occident » sont enclins à le diaboliser. D’autres accentuent les ombres d’un pays dont il aurait concentré tous les pouvoirs entre ses mains et parlent d’une « poutinisation » du régime. Ses partisans, eux, évoquent plutôt Lula, le très loué ex-président du Brésil – avec lequel le premier ministre turc a d’ailleurs tenté, en 2010, une médiation entre l’Iran et Washington dans le dossier nucléaire.
Le parcours des deux hommes est en effet très proche : comme Lula, Tayyip (son seul prénom d’usage) Erdogan vient d’un milieu populaire ; comme lui, il s’est fait le porte-parole des « sans voix » – les masses musulmanes pieuses d’Anatolie méprisées par ses élites dirigeantes kémalistes ; et, comme lui, il a fini par présider au boom économique de son pays et à son émergence sur la scène mondiale en tant que modèle régional et acteur global.
Mais la comparaison s’arrête là. Le jeune Tayyip n’a pas fait ses classes comme syndicaliste de gauche, mais comme footballeur semi-professionnel. Sorti d’un lycée professionnel, ne parlant aucune langue étrangère, il n’a pu entrer, comme il le voulait, dans l’élitiste ENA turque. Musulman pieux et anticommuniste, comme on l’était dans son milieu, il est devenu chef, à Istanbul, des jeunes du Milli Görüs, ce mouvement islamiste turc antioccidental, nationaliste et théoriquement djihadiste (mais absent des violences des années 1970 entre gauchistes et Loups gris, fascistes soutenus en sous-main par l’Etat).
Ses qualités de leader sont apparues très tôt. A l’école – il n’avait de bonnes notes qu’en sport -, sur les terrains de football et dans les arènes politiques. Un ex-cadre du Refah (un des avatars des partis islamistes successivement interdits en Turquie sous pression des militaires) nous a confié comment les jeunes de ce parti raillaient les ambitions mal dissimulées de leur camarade et chef Erdogan en le surnommant déjà bashbakan, « premier ministre »… Lorsqu’il sera élu maire d’Istanbul, en 1994, sur les listes du Refah, les Stambouliotes l’appelleront, bien avant les éditorialistes d’aujourd’hui, le padishah de la ville, c’est-à-dire son sultan.
Il fait d’ailleurs du bon travail à la mairie, améliorant fortement les services. Et s’il a commencé par limiter les ventes d’alcool, il y devient vite pragmatique. Son ascension est alors toute tracée : avec les jeunes réformateurs du Refah, qui s’affichent musulmans mais démocrates et mondialistes, il fonde le Parti pour la justice et le développement (AKP) et préside à ses triomphes électoraux successifs, en 2002, 2007 et 2011.
Les intellectuels turcs libéraux l’applaudissent durant son premier mandat de premier ministre, riche en réformes qui rapprochent la Turquie de l’Union européenne (UE). M. Erdogan se démarque surtout du chauvinisme et du mépris des minorités qui ont marqué le kémalisme. Mais comme l’ouverture des négociations, en 2005, n’est acquise qu’au moment où les perspectives d’adhésion s’évanouissent, le chef de l’AKP s’en désintéresse. Même s’il continue de chercher le soutien de l’UE dans le duel qui l’oppose à l’establishment laïque kémaliste. M. Erdogan s’en prend, en particulier, aux généraux – qui ont géré la vie politique turque depuis des décennies, en renversant, au besoin dans le sang, quatre gouvernements élus.
Ces généraux ont aussi, assez naturellement, essayé de renverser le gouvernement de l’AKP, avec ses dirigeants flanqués, pour la première fois en Turquie républicaine, d’épouses portant le foulard – ce qui valait, à leurs yeux, anathème. Mais Tayyip Erdogan a su sortir vainqueur de l’affrontement, dont les épisodes, plus ou moins dramatiques, ont cependant gardé l’apparence de la légalité : les institutions, du moins le respect des urnes, fonctionnent en Turquie. Le clou final fut la démission collective, le 29 juillet, de tout le haut commandement militaire turc, qui disait protester contre les arrestations « injustes », commencées quatre ans plus tôt, de quelque 250 officiers, d’active et en retraite, qui auraient comploté contre l’Etat. Mais cet été un enregistrement de l’ex-chef d’état-major Isik Kosaner, dont celui-ci a reconnu l’authenticité, a fait surface : il y vilipendait l’amateurisme de ses hommes et avouait ainsi qu’ils avaient bien envisagé de semer le chaos dans le pays pour renverser l’AKP.
Plus de 200 civils ont aussi été arrêtés dans le cadre des mêmes procédures, baptisées globalement Ergenekon – vallée d’origine des Turcs dans la mythologie kémaliste, mais surtout nom de code d’un ou plusieurs réseaux ultranationalistes. Des réseaux formés de militaires, agents secrets, activistes et mafieux – parfois issus des réseaux anticommunistes installés par l’OTAN en Europe à l’orée de la guerre froide – qui auraient déjà été utilisés dans la lutte « antiterroriste » lors de la « sale guerre » avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
Beaucoup de démocrates turcs espéraient que ce bras de fer avec les généraux allait, enfin, faire la lumière sur les nombreux crimes et coups tordus des années passées en Turquie, tout en s’inquiétant quelque peu des arrestations de piliers des cercles kémalistes, universitaires ou journalistiques. Tout ce monde n’avait-il pas persécuté naguère l’extrême gauche, les militants kurdes et les islamistes, dont Tayyip Erdogan, qui a fait quatre mois de prison en 1998 pour avoir récité, en campagne électorale, un poème jugé subversif ?
Mais le climat s’est rapidement tendu. Les opposants de Tayyip Erdogan, entre autres, ont dénoncé l’amateurisme des instructions et l’illégalité de beaucoup d’enquêtes, menées souvent sur la base d’écoutes téléphoniques étranges ou de dossiers, parfois manipulés, remis à la presse « amie ». Les mêmes méthodes, qui violent des règles élémentaires d’une justice aux normes européennes, ont prévalu lors des arrestations, commencées en 2009, d’activitistes kurdes (députés, maires, journalistes) ou de leurs sympathisants, comme le très respecté fondateur des éditions Belge Ragip Zarakolu, arrêté et inculpé fin octobre. Sous Erdogan ont eu lieu les premières négociations secrètes à Oslo avec des représentants du PKK, aujourd’hui officiellement rompues, tandis que son gouvernement accentue parallèlement les offensives visant à l’affaiblir.
En même temps, l’ensemble des médias, ou presque, se mettait au régime de l’autocensure. Ces médias furent dominés, durant le premier mandat d’Erdogan, par un des grands groupes familiaux turcs, le -groupe Dogan, qui n’hésitait pas à critiquer l’administration AKP, notamment dans les affaires de corruption. La riposte fut « poutinienne » : Dogan fut condamné en 2009 à payer 1,75 milliard d’euros d’arriérés d’impôts. Des négociations ont permis de réduire la somme, mais l’objectif fut atteint. Parallèlement à l’essor de nouveaux médias pro-pouvoir, les anciens ne se hasardent plus sur le terrain miné que sont les affaires Ergenekon.
Pour l’avoir ignoré, deux journalistes respectés, Nedim Sener et Ahmet Sik, accusés de liens avec le réseau alors qu’ils font notoirement partie du camp adverse, ont fait partie d’une nouvelle vague d’arrestations en mars. Leur tort fut sans doute d’exposer l’infiltration de la police turque par des membres de la puissante confrérie islamique modérée dirigée par Fethullah Gülen, qui réside aux Etats-Unis. Sujet délicat, même pour l’ambassade américaine à Ankara. « On ne peut prouver que la police turque soit sous le contrôle de la confrérie, mais nous n’avons rencontré personne qui le nie », dit un câble publié sur WikiLeaks. Dans les faits, la forte montée en puissance de cette police, perçue comme étant à la manœuvre dans les révélations et les arrestations liées à Ergenekon, a coïncidé avec l’effacement du rôle politique de l’armée.
Un bon connaisseur de ces dossiers, Rusen Cakir, par ailleurs biographe d’Erdogan, a écrit que le vieux pouvoir bicéphale turc (gouvernement et armée) était devenu, ces dernières années, un triumvirat : le premier ministre, l’armée et la confrérie. Maintenant que l’armée a baissé la garde, resteraient seuls l’AKP et Fethullah Gülen. Tayyip Erdogan, avec désormais la haute main sur son parti, et les partisans de Gülen, dont l’influence initiale dans l’enseignement est passée, outre la police, aux mondes industriel, financier, médiatique, etc. Un commerçant du bazar les voit comme « deux clubs, auxquels il faut appartenir pour espérer une place dans l’administration ou un nouveau contrat, aussi minime soit-il – ils veulent tout, les milliards comme les centimes ».
Tayyip Erdogan et Fethullah Gülen, tous deux musulmans conservateurs, sont pour le moment alliés, comme il est apparu lors des derniers scrutins – la rumeur voulant même que des membres du gouvernement, voire le président Abdullah Gül, soient membres de la confrérie. Pour autant, des dissonances sont déjà apparues. En juin 2010, le « maître » Gülen a critiqué, de son refuge américain, l’expédition malheureuse du navire turc Mavi-Marmara vers Gaza. Et tout récemment, sans nommer M. Erdogan, pourtant visé, il a dénoncé des politiques étrangères « hasardeuses » et prôné le non-recours à la violence pour résoudre la question kurde.
Le nouveau maître de la Turquie ne serait-il donc pas aussi puissant que le veut le nouveau cliché le comparant à Atatürk, le fondateur, en 1923, de la République turque ? Que ce soit, d’ailleurs, pour s’en féliciter ou pour dénoncer un nouveau dictateur, qui ne revendiquerait l’héritage du père de la nation laïque que pour mieux le tuer et modeler le pays à son image musulmane.
Mais la vraie limite à son pouvoir serait moins un vieil homme en exil que la moitié de la population qui ne vote pas AKP. Le problème est que celle-ci ne dispose encore que de vieux partis sclérosés, peu susceptibles de former une opposition crédible. Les groupes kémalistes, qui détiennent toujours la plus grande part du capital, ont compris que, pour le garder, il faut se taire, comme en Russie. « A les entendre, tout va au mieux dans la Turquie d’Erdogan, et leurs employés disent la même chose, comme s’ils avaient des consignes », remarque un diplomate.
Comme le Brésilien Lula, Erdogan vient d’un milieu populaire ; comme lui, il s’est fait le porte-parole des « sans-voix » ; et comme lui, il a fini par présider au boom économique de son pays et à son émergence sur la scène mondiale
Le test devrait être la nouvelle Constitution que M. Erdogan veut voir adoptée avant la fin de 2012. Renoncera-t-il à faire passer en force une présidentialisation du régime, lui qui devrait briguer le poste de président, car il ne peut être nommé premier ministre plus de trois fois consécutives ?
Un banquier pourtant proche de l’AKP se désole de voir qu’un contrat qui, ailleurs, ne nécessiterait même pas la signature de ministres, exige, en Turquie, l’aval du chef du gouvernement. L’ex-porte-parole d’Erdogan, Akif Beki, assure, comme beaucoup, que « c’est la société qui exige d’avoir un chef autoritaire « , alors que lui-même « écoute ses conseillers des heures durant, prend des notes… »
Un cadre, forcément anonyme, de la mairie d’Istanbul, estime, lui, qu’il « fallait quelqu’un de sa trempe, et aussi charismatique, pour casser le système sécuritaire kémaliste. Mais pour la vraie démocratie, attendez l’arrivée de nouvelles équipes… » Et « surveillez la crise économique », ajoute le politologue Soli Ozel. La croissance en Turquie - « la plus forte après celle de la Chine », comme on s’en vante ici – est tirée par des exportations dont la moitié sont destinées au marché européen, aujourd’hui en berne. Si la paralysie politique et économique de l’Occident se poursuivait, l’attrait de régimes à parti unique et à forte croissance, comme en Russie ou en Chine, souligne Soli Ozel, serait fort pour M. Erdogan et son « autoritarime électoral ».
Dates
1954 Naissance à Istanbul de Recep Tayyip Erdogan.
1985 Responsable du Refah, parti islamiste, à Istanbul.
1994-1998 Maire d’Istanbul.
1998 Condamné à quatre mois de prison ferme pour avoir récité un poème jugé subversif.
2002 Arrivée au pouvoir de l’AKP, parti musulman conservateur fondé un an plus tôt. M.Erdogan devient premier ministre en 2003.
2011 Reconduit dans ses fonctions à la tête du gouvernement après la troisième victoire consécutive de l’AKP (2002, 2007, 2011).