En pleine crise des relations israélo-turques, surgissent une multitude d’interrogations : quelles sont les intentions de la Turquie à l’égard de son allié israélien ? Qu’en sera-t-il de leurs relations privilégiées ? Quelles peuvent être les conséquences d’un « irréparable » éloignement des deux alliés historiques sur les équilibres régionaux ?
Répondant aux questions de Chakri Belaid, Pierre Razoux nous donne quelques clés de lecture.
Pierre Razoux est responsable de recherche au collège de défense de l’OTAN et auteur de Tsahal – Nouvelle histoire de l’armée israélienne (Perrin, 2006).
Comment interprétez-vous le dynamisme de la diplomatie turque ?
Pierre Razoux : Il est clair que la Turquie semble déterminée à faire son retour au Moyen-Orient. Elle se réinvestit lentement mais sûrement, préférant le soft power au hard power, autrement dit la diplomatie, illustrée par son rôle de médiateur entre la Syrie et Israël, plutôt que l’intervention militaire et la force pure. Deux atouts le lui permettent : sa position géostratégique clé et le fait qu’elle soit désormais perçue comme un modèle par beaucoup de pays arabes, notamment par les pays du pourtour méditerranéen.
Cette bonne image est à mettre au crédit de l’AKP [Parti au pouvoir depuis 2002 en Turquie] dont la présence apporte un équilibre des pouvoirs entre gouvernement et armée. À la fois proche du camp occidental car laïque, du moins dans sa Constitution, et dirigée par le parti islamiste AKP, la Turquie paraît dans une position privilégiée pour faire de la médiation. Ce redéploiement de la politique turque vers le Moyen-Orient est également la conséquence d’une perspective d’adhésion à l’Europe qui s’assombrit, mais aussi de l’échec que la Turquie a essuyé dans les années 1990 en Asie centrale et au Caucase où elle avait tenté de gagner en influence. Elle s’y était heurtée aux intérêts de la Chine, de la Russie et des USA. En fait, et c’est sans doute sa préoccupation principale, la Turquie veut être suffisamment active et influente dans la région lorsque les troupes américaines quitteront le sol irakien, de façon à empêcher toute fragmentation du pays et par conséquent la création d’un hypothétique Kurdistan dans le Nord de l’Irak.
Cette diplomatie fait-elle l’unanimité au sein du pouvoir ?
Aujourd’hui, on assiste au délitement progressif de la classique « approche Atatürk », selon laquelle la Turquie a vocation à rester neutre et à inscrire sa diplomatie dans l’ensemble européen. Cette conception était traditionnellement soutenue par les militaires et le corps diplomatique, héritiers du kémalisme. Désormais, il se trouve que le gouvernement comme l’armée sont traversés par deux écoles : d’un côté, il y a les tenants du redéploiement de la diplomatie hors de l’UE, illustré par un grand retour vers le Proche et le Moyen-Orient ; d’un autre côté, se trouvent ceux qui préfèrent attendre et continuer d’inscrire la diplomatie turque en direction de l’UE. Pour l’instant, ce choix anime toujours les débats.
C’est pourquoi il est encore difficile de dire ce que seront les ambitions de la Turquie. Soit elle refuse de s’impliquer dans la région de peur de nuire à ses perspectives d’adhésion européenne, soit elle s’investit au Moyen-Orient, noue des alliances éventuelles avec certains pays arabes, fait des offres de médiation comme elle l’a fait entre la Syrie et Israël, et envoie des troupes de maintien de la paix sur le terrain.
Comment réagit-on en Israël, notamment face au rapprochement de la Turquie avec l’Iran ?
Ce que souhaite la Turquie n’est pas à proprement parler un rapprochement avec l’Iran. Ankara souhaite en fait éviter un refroidissement avec Téhéran. Je n’ai pas senti en Israël de crainte particulière à cet égard, tant dans la classe politique et gouvernementale que dans l’opinion. La Turquie parle à l’Iran et cela agace Israël, mais les Israéliens sont conscients qu’il faut maintenir le dialogue avec les Iraniens. De toute façon, dès que quelqu’un parle à l’Iran, les peurs s’expriment en Israël ! Tout ce qui importe aux Israéliens c’est que l’institution militaire turque reste en situation d’influencer le gouvernement.
En ce sens, le discours du général Yaşar Büyükanit, chef des forces armées turques, prononcé lors d’un séminaire international organisé le 7 juin 2008 à Istanbul, est plutôt de nature à rassurer Israël. Son message était cristallin : les forces armées turques, affirmait-il, sont les gardiens de la laïcité en Turquie et entendent continuer à jouer un rôle crucial dans le processus de prise de décision politique, en particulier dans la définition de la politique étrangère du pays. Diffusé sur toutes les chaînes nationales, ce discours s’adressait à la classe politique turque, y compris au gouvernement.
L’institution militaire est-elle la seule garantie que perdure ce partenariat privilégié entre les deux pays ?
Les relations militaires entre la Turquie et Israël restent très réelles. Mais l’alliance ne tient pas qu’aux besoins militaires : pensez que chaque année, il y a un million de personnes qui se déplacent entre les deux pays, notamment pour tourisme. La Turquie est en passe de devenir le premier partenaire économique d’Israël. Un pipeline souterrain devant acheminer du gaz et du pétrole du port de Ceyhan vers Israël est actuellement en construction. Le gouvernement AKP, comme ceux qui l’ont précédé, mesure assez ces avantages pour ne pas être tenté de remettre en question l’alliance entre les deux pays. À supposer qu’il en ait la capacité.