Aux marges d’un système éducatif et universitaire inégalitaire et hiérarchisé, les jeunes de l’Est de la Turquie doivent affronter de nombreux obstacles pour réussir leurs études et s’épanouir.
Kars est une des villes les plus orientales de la Turquie, proche de la frontière arménienne, dont la population s’élève à 130 000 habitants. Rendue célèbre par le roman Neige d’Orhan Pamuk, la ville est toujours traversée par des tensions en raison de la présence de fortes communautés kurde et azéri, ceux-ci étant plutôt proches de l’extrême-droite nationaliste.
« L’année dernière, des étudiants kurdes de gauche se sont battus à l’arme blanche avec des militants ultra-nationalistes », raconte Selahatin, étudiant kurde en deuxième année d’anglais à l’université de Kars. Deux de ses amis purgent actuellement un peine de dix ans de prison pour avoir dessiné une carte du Kurdistan sur leur table de classe.
En périphérie de Kars, l’Université du Caucase accueille 14 000 étudiants sur un campus en pleine extension. La plupart des étudiants sont des kurdes venant des différentes provinces de l’Est de la Turquie et plus généralement des jeunes d’un peu partout ayant échoué à rentrer dans une meilleure université. C’est le cas de Selahatin, qui espère devenir professeur d’anglais.
L’examen d’entrée à l’université est très sélectif, en 2008 environ un tiers des 1,5 millions de postulants a trouvé une place sur les bancs de la fac. Dans un pays où les moins de 25 ans représentent 47% de la population, ÖSYS, le Système de Sélection et de Placement des Étudiants est considéré comme un moindre mal pour répondre au problème démographique et faire le tri de manière « objective ». La nouvelle formule mise en place cette année est composé de deux sessions, d’abord l’examen de passage dans l’éducation supérieur qui s’est déroulé le 11 avril 2010, consistant à répondre à 160 questions (QCM) en 160 minutes, puis l’examen de placement pour les licences (universitaires) d’une durée de deux heures avec cinq spécialisations différentes qui aura lieu au mois de juin.
Comme une course de chevaux
Une fois le lycée terminé, tout un chacun peut postuler à cet examen. En fonction du nombre de points obtenus les postulants choisissent leur établissement. Le but est de « gagner » le cursus désiré mais la grande majorité des étudiants rentre par défaut dans une autre filière, sans autre motivation que de devenir diplômé du supérieur. Dans ce système où un nombre de points est attribué pour rentrer dans chaque faculté, quelques universités d’Istanbul et d’Ankara se situent en haut du panier. Elles représentant un graal inaccessible pour l’immense foule des prétendants, et tout en bas du classement se trouvent les universités de l’Est dont Kars.
La concurrence et les concours commencent dès le collège pour pouvoir étudier dans un bon lycée et ensuite rebelote avec l’examen d’entrée à l’université. « C’est comme une course de tiercé, les enfants sont les chevaux, les parents et les professeurs sont les jockeys », décrit Mehmet Gönlübol, le directeur de la dershane (Centre d’enseignement privé) Final de Kars. Ces établissements privés fleurissent aux quatre coins de la Turquie. Ils délivrent un enseignement spécifique pour préparer l’examen d’entrée à l’université aux élèves du lycée mais aussi à ceux qui ont échoué ou qui veulent retenter le concours pour aller dans la filière de leur choix. Le programme est particulièrement lourd pour les lycéens qui suivent leurs cours normaux la semaine et ceux de la dershane le week-end et le soir.
« Les dershanes existent pour combler le manque d’éducation délivré par les lycées où de nombreux professeurs n’ont pas de compétences pour enseigner », regrette Ümmet Kalfat, professeur d’anglais à l’Université du Caucase. Par ailleurs, si certains lycées se cantonnent au bachotage du concours, d’autres visent aussi à développer les capacités d’analyse et le sens critique des élèves, ce qui n’est pas un gage de réussite dans le système actuel.
Un système idiot et injuste
En effet, cet examen requiert de savoir répondre, presque par cœur, à un grand nombre de questions à choix multiples portant sur les mathématiques, la physique, l’histoire, la langue turque ... et cela en un temps très limité. L’avenir des participants se joue en quelques heures et le mental a une place prépondérante : « Ce système est très idiot et injuste mais ceux qui gardent le calme peuvent gagner », résume Mert Cem Tasdemir, élève de la dershane Final.
Le principe du concours au mérite est aussi faussé par la multiplication des établissements de préparation privés qui favorise les enfants issus de familles aisées. L’inscription annuelle à la Dershane Final de Kars pour préparer l’examen d’entrée à l’université coûte 1500 TL (700€), un prix « moins cher qu’ailleurs » nous indique le directeur. À Istanbul, les tarifs peuvent facilement atteindre le double alors que le salaire moyen national est de 1100 TL (500€) par mois.
« Il faudrait une grande réforme, remettre tout le système à plat pour assurer l’égalité et la justice pour tous », affirme avec conviction Mert Cem Tasdemir. Vœu pieux car ni l’État, ni les dershanes et les éditeurs de livres, qui engrangent des sommes colossales grâce à cet examen, n’ont intérêt à changer la donne.
Les élèves des petites villes comme Kars possèdent toutefois un maigre avantage : « Comme ici il n’y a pas beaucoup d’activités sociales je me plonge à fond dans la préparation du concours », déclare Fatma Gül Arkan qui a 18 ans et veut devenir ingénieure. Alors que la plupart des étudiants sont à Kars par dépit, le rêve des plus jeunes est d’aller dans les université prestigieuses de l’Ouest et, dans le même temps, s’éloigner d’une pression familiale parfois étouffante ou s’échapper des normes sociales encore très conservatrices de la Turquie de l’Est.