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Deleuze prophète en Turquie

mardi 27 avril 2010, par Alain Beuve-Méry

L’œuvre du philosophe français Gilles Deleuze (1925-1995) est très prisée en Turquie :
d’avril à septembre, pas moins de trois événements sont organisés à Istanbul autour de ses écrits. Un colloque anglophone se tient tout d’abord à l’université Bilgi d’Istanbul, sur le concept de « résonance(s) » chez Deleuze et Guattari ; il sera suivi d’un deuxième, francophone celui-là, organisé à l’université Mimar Sinan (ex-université des beaux-arts) sur le thème « Deleuze et les politiques » par Ali Akay, un de ses anciens étudiants devenu professeur de sociologie ; la troisième rencontre, sur le thème « Deleuze et la littérature », se tiendra en septembre sous l’égide de l’Institut français d’Istanbul, qui soutient par ailleurs les deux colloques.

A cela s’ajoute la traduction en turc de la quasi-totalité des livres et articles du philosophe, à l’exception notable de L’Anti-Œdipe et de Mille plateaux. Les maisons d’édition Baglam - spécialisée dans les sciences humaines - et Kabalci, créées après le coup d’Etat de 1980, ont lancé le mouvement. Le flambeau a depuis été repris par Nor-gunk, un petit éditeur stambouliote indépendant. Alpagut Gültekin et sa femme ont fondé leur maison en 2002, en hommage à Jérôme Lindon, longtemps directeur des éditions de Minuit, avec lesquelles ils entretiennent des liens privilégiés.

Outre Deleuze, dont il a déjà publié sept titres - le prochain sera celui sur Nietzsche -, Alpagut Gültekin édite Samuel Beckett, Henri Michaux, Tristan Tzara et Bruno Latour, ainsi que des poètes et essayistes turcs, mais pas de fiction. Ses traductions sont très soignées, ses livres aussi, imprimés sur du papier venant d’Italie et reconnaissables à leur couverture jaune, qui ressemble à celle de Verdier en plus mat. Réputé très exigeant, l’éditeur exerce un magistère en solitaire. Il publie moins de dix titres par an et les tire entre 1 000 et 2 000 exemplaires, mais son audience est réelle. Depuis 2006, il fait paraître aussi une revue, Doxa, qui propose des articles sur la philosophie, les beaux-arts et le cinéma (Godard, Sarkis, Enis Batur, etc.), et dont le prochain numéro sera édité en turc et en anglais.

Il règne à l’heure actuelle à Istanbul une grande effervescence intellectuelle liée au contexte politique turc. Les auteurs français de psychanalyse, de philosophie et de sciences humaines comme Deleuze, mais aussi Bourdieu, Baudrillard, Derrida, Foucault, Lacan, Lyotard ou Nancy rencontrent un grand succès auprès des intellectuels et des étudiants stambouliotes, pourtant devenus dans leur grande majorité anglophones. La pensée subversive de ces ouvrages entre en résonance avec la société turque contemporaine.

Animée par un réseau de jeunes chercheurs turcs tous âgés de moins de 30 ans, la revue bilingue (turc/anglais) MonoKL réalise un travail de fond sur des auteurs français peu ou pas encore traduits. En 2009, elle a ainsi consacré un numéro de 850 pages à Jacques Lacan, avec près de quarante contributions internationales dont celles d’Elisabeth Roudinesco, de Geneviève Morel ou de René Major, des traductions d’articles du psychanalyste, plus un lexique sur son œuvre. En juin, c’est Emmanuel Levinas qui sera à l’honneur dans un double volume (800 pages en turc, plus une version internationale en anglais réduite à 500 pages). La parution de ce pavé sera suivie d’un colloque à l’automne. Et un numéro consacré à Jean-Luc Nancy est prévu pour janvier 2011.

Volkan Celebi, étudiant en philosophie uniquement anglophone, âgé de 27 ans, est aujourd’hui l’âme de ce réseau. Il prépare un PhD sur « la philosophie de la politique » et c’est par la lecture de commentaires sur l’œuvre de Hegel qu’il est entré en contact avec la majeure partie des auteurs de la « French theory ». La trentaine de chercheurs turcs qui collaborent à MonoKL sont d’ailleurs en poste à l’étranger, dans des universités aux Etats-Unis et en Europe, et ils utilisent le Net pour faire circuler leurs articles.

Alors que certains romanciers turcs, comme le Prix Nobel Orhan Pamuk ou l’auteur francophone Mario Levi (dont le livre Istanbul est un conte, vendu à 50 000 exemplaires, sera publié en France, à l’automne, par Sabine Wespieser) demeurent empreints de nostalgie, les chercheurs en sciences sociales, mais aussi les artistes et plasticiens turcs sont très avant-gardistes. « Il existe ici une république d’intellectuels et de journalistes comparable à celle des professeurs sous la IIIe République », souligne Ahmet Soysal, essayiste et traducteur turc.

Plus de 80 % de la vie intellectuelle turque se concentre à Istanbul, où l’on observe un vrai bouillonnement. « L’existentialisme et le structuralisme ont été découverts, en Turquie, avec vingt ans de décalage. Maintenant, les auteurs étrangers sont lus et traduits de manière quasi instantanée », note Ali Akay. Ainsi le philosophe slovène Slavoj Zizek est-il une vedette en Turquie. Et comme parmi ses références classiques figurent trois auteurs français - Jacques Lacan, Alain Badiou et Jacques Rancière -, ceux-ci sont en passe de devenir également des références. Désormais traduits, c’est donc par l’intermédiaire d’auteurs internationaux et de la langue anglaise que ces auteurs ont été importés en Turquie.

Alain Beuve-Méry

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Sources

Source : Le Monde du 24 avril 2010

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