Par BERNARD GUETTA membre du conseil de surveillance de Libération.
Il le murmurait il y a dix-huit mois, il le martèle aujourd’hui. Loin d’avoir abandonné cette idée, Nicolas Sarkozy croit plus que jamais nécessaire et possible d’organiser le continent européen en un « espace économique et de sécurité », unissant l’Union européenne, la Turquie et la Fédération de Russie.
Il envisage un continent à quatre étages, une pyramide institutionnelle dont le premier niveau, le plus large, serait cet « espace intégré » ; le deuxième, l’Union européenne ; le troisième, la zone euro et le quatrième, tout en haut, la France et l’Allemagne, au poste de commandement ou, du moins, à la manœuvre. Quand ce Président parle de sa politique étrangère, c’est cette pyramide qu’il se voit bâtir. C’est sur ce chantier qu’il décrit son action et cette vision est tout sauf inintéressante. Elle a l’avantage, d’abord, de prendre en compte la centralité du couple franco-allemande dont Nicolas Sarkozy n’avait pas été initialement convaincu mais qu’il s’emploie à promouvoir depuis que le krach de Wall Street l’a détourné du modèle anglo-saxon et conduit à défendre, avec Angela Merkel, l’idée de nouvelles régulations internationales. Même lorsqu’il trouve l’Allemagne trop prudente, trop lente ou plus soucieuse de ses intérêts propres que de ceux de l’Union, il n’envisage plus d’agir en dehors d’une étroite coordination avec Berlin et le deuxième avantage de cette vision de l’Europe est qu’il n’imagine plus d’affirmation du continent sans la Russie. Là encore, Nicolas Sarkozy a plus qu’évolué.
Il a radicalement changé par rapport à l’époque, celle de sa candidature, où il n’avait pas de mots assez durs pour pourfendre ce pays qu’il percevait comme une menace, comme un Etat non seulement policier mais rêvant aussi de reconquérir l’empire perdu des tsars. Aujourd’hui, le ton n’est plus le même. La Russie n’est, bien sûr, pas devenue une démocratie à ses yeux mais elle ne lui inspire plus la moindre crainte. Il la voit, bien plutôt, affaiblie, avec une population seulement deux fois plus nombreuse que celle de la France alors que son territoire est le plus étendu du monde et que la Chine l’envahit pacifiquement, commercialement mais inexorablement, par leur longue frontière commune.
La Russie, pense-t-il, a besoin de se rapprocher de l’Union européenne qui n’aurait qu’intérêt à faciliter ce mouvement, mutuellement profitable puisque leurs économies, matières premières et technologie, sont complémentaires et que l’histoire et la continuité territoriale rendent leurs échanges naturels et aisés. Pour Nicolas Sarkozy, la Fédération de Russie est devenue l’incontournable partenaire de l’Union européenne, tout comme la Turquie dont il ne sous-estime manifestement plus l’importance, économique et stratégique.
C’est le troisième avantage de l’organisation qu’il voudrait donner au continent. Autant il ne veut toujours pas de la Turquie dans l’Union européenne car elle la rendrait, dit-il, encore plus ingouvernable, autant il ne veut plus l’ignorer aujourd’hui. Il voudrait, au contraire, l’arrimer aux Vingt-Sept parce que sa croissance économique, son marché et ses besoins d’investissements en feraient un pactole pour une Europe en quête d’emplois et qu’elle est, de surcroît, un « pont » vers l’Asie centrale et le Proche-Orient où ses industries et sa diplomatie remportent succès sur succès.
Tous les constats qui fondent cette vision du continent sont justes mais pourquoi continuer, alors, de refuser l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ? Dès lors qu’il y a bel et bien complémentarité entre les Vingt-Sept et ce pays limitrophe en phase de modernisation accélérée, dès lors que la Turquie se reconnaît dans l’Europe et voudrait faire siennes ses règles et ses valeurs, pourquoi ne pas accepter sa candidature et faire ainsi entrer l’Europe en Turquie ?
L’Union européenne tiendrait là un formidable moyen de montrer à ses voisins musulmans avec lesquels elle devra, de toute façon, vivre et trouver un équilibre, qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre elle et l’islam, qu’un destin commun est, bien au contraire, logique, possible et porteur d’avenir. Elle saisirait ainsi une occasion à ne pas rater d’étendre son rayonnement à des régions dont l’histoire et la géographie font ses aires d’influence naturelles. Elle renforcerait par là même sa présence et son poids dans toute l’Afrique noire, continent dont l’éveil devient perceptible et qu’il serait aberrant de déserter aujourd’hui au seul profit de la Chine.
A voir grand et ne plus craindre la Turquie, l’Union européenne s’obligerait enfin à renforcer son cœur en avançant, non plus en crabe mais tout droit et vite, vers un gouvernement économique de la zone euro, prélude à une unité politique au sein de l’Union. Il n’y a qu’aux audacieux que la fortune sourit.