Dans le cadre du débat lancé dans nos colonnes sur la question arménienne, Turquie Européenne propose à ses lecteurs la publication inédite en français de textes et d’opinions en provenance des Etats-Unis.
Fidèle à notre volonté d’ouvrir le débat le plus large possible sans préjuger en quoi que ce soit de ses possibles conclusions, nous nous permettons de publier des contributions critiques qu’il serait tout à fait impossible de diffuser si jamais la proposition de loi initiée par les députés socialistes l’année dernière et concernant la pénalisation de la négation du génocide arménien venait à être votée par les sénateurs. La rédaction de TE
Guenter Lewy, professeur émérite de sciences politiques à l’université du Massachussetts (centre Amherst), argumente dans son dernier livre, The Armenian Massacres in Ottoman Turkey : A Disputed Genocide, que ce qui s’est passé en 1915-1916 fut une grande tragédie, mais non un génocide, car il n’y a pas eu intention d’exterminer la race des Arméniens.
Des pressions ont été exercées par des Arméno-Américains pour empêcher la publication de ce livre, mais le professeur Lewy ne veut pas entrer dans les détails à propos des efforts déployés dans la diaspora arménienne contre son ouvrage.
Alors que le professeur Lewy décrit avec précision les massacres d’Arméniens et accuse certaines autorités turques de déformer l’histoire en niant l’ampleur des atrocités, il a été attaqué par des extrémistes arméniens, qui l’ont présenté comme un « négateur ».
Quelques extraits de l’entretien du professeur Lewy avec le quotidien Zaman.
Même si vous arrivez au chiffre de 642 000 Arméniens tués en 1915-1916, vous faites valoir qu’il n’y avait aucune intention d’anéantir la race des Arméniens. Le manque de volonté est-il suffisant pour rejeter la qualification de génocide ?
Selon l’article II de la convention de 1948 définissant le crime de génocide, l’« intention de détruire » est une condition préalable au génocide. Un grand nombre de morts n’est pas, à lui seul, une condition suffisante. Par exemple, les pertes humaines consécutives à un bombardement aérien ne constituent pas un génocide. Il n’existe aucune preuve que le gouvernement ottoman avait l’intention de détruire la communauté arménienne.
La diaspora arménienne prétend que vous avez écrit ce livre avec l’aide du gouvernement turc, ce qui impliquerait vous que serviriez les intérêts de la Turquie. Quelle est votre réaction ?
Je suis un professeur de sciences politiques en retraite [depuis juin 2006], auteur d’une dizaine d’autres livres, publiés par des maisons d’édition prestigieuses, notamment les Presses universitaires d’Oxford. J’ai écrit ce livre comme tous mes livres précédents ― avec l’aide de fondations américaines, telles que le Conseil américain des sociétés savantes (American Council of Learned Societies). J’ai aussi reçu une bourse de l’Office allemand des échanges universitaires, pour mes voyages. Je n’avais pas lu l’allégation que vous mentionnez, mais elle s’inscrit dans la campagne de dénigrement, financée par des Arméniens, contre quiconque s’interroge sur leur version des évènements tragiques de 1915.
Les universitaires arméniens défendant la thèse d’un génocide que « vous n’êtes pas un expert de la question ; vous ne parlez même pas le turc ». Ils accusent également les universitaires américains d’ascendance juive de fausser l’histoire en « niant le génocide arménien ».
Je suis venu à ce sujet dans le cadre d’une étude comparative planifiée du phénomène génocidaire. Je ne suis pas un spécialiste du Moyen-Orient (même si j’y ai vécu pendant huit ans), toutefois, les documents d’archives et autres sources originales en langues ouest-européennes pour entreprendre une recherche sur ce sujet. Les rapports envoyés par les agents consulaires américains qui étaient sur place en Anatolie, ainsi que les textes des missionnaires étrangers qui ont été témoins des déportations sont plus riches que les documents enregistrés dans les archives ottomanes[1]. Considérer comme compétentes pour écrire sur la question les seules personnes qui maîtrisent parfaitement la langue turque, c’est disqualifier la plupart des Arméniens, qui ne connaissent pas non plus la langue turque. L’argument selon lequel les Juifs « nieraient le génocide » parce qu’ils sont juifs et veulent défendre le caractère unique de la Shoah est indécent, autant que hors de propos. Un livre doit être jugé au vu de son contenu, et non selon les intentions prêtées à son auteur.
L’Occident ne s’est pas du tout préoccupé de la purification ethnique opérée contre les Ottomans musulmans dans les Balkans, mais des organismes de bienfaisance se sont mis en place à travers tout le monde occidental pour aider les Ottomans arméniens. Comment expliquer cette réaction étonnamment différente face aux atrocités antimusulmanes de 1912-1913 et aux atrocités antiarméniennes de 1915-1916 ?
Bien entendu, toutes les vies humaines sont d’égale valeur. L’Occident a pris son temps pour réagir à la purification ethnique menée contre les musulmans des Balkans, mais il a fini par réagir avec force et mis fin à ces atrocités. Les crimes commis par des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale, parce que la propagande arménienne était bien organisée, et parce que le monde occidental se pensait que des chrétiens fussent capables de tels actes. Les terribles évènements de la Seconde Guerre mondiale nous ont appris qu’aucune nation, quelle que soit sa religion ou ses réalisations culturelles, n’est protégée contre une conduite outrageusement criminelle de la guerre.
Vous citez dans votre livre (p. 246) le cliché selon lequel « les Turcs se plaisent aux massacres, aux violences et à la dévastation ». Pensez-vous que cette mauvaise image a joué un rôle décisif dans l’attitude occidentale vis-à-vis des massacres d’Arméniens ?
L’allégation souvent faite par des Arméniens, selon laquelle les Turcs aiment le massacre et la dévastation, parce que ce serait dans leur caractère national, était en effet reprise à leur compte par beaucoup d’Occidentaux, qui ont condamné eux aussi le « terrible Turc ».
Pouvez-vous comparer et mettre en contraste la Shoah et les massacres d’Arméniens ?
La « Solution finale à la question juive » ordonnée par Hitler ― appelée l’Holocauste, ou la Shoah ― visait à la destruction totale du peuple juif. Les massacres d’Arméniens de la Première Guerre mondiale n’ont pas été commis à l’instigation du gouvernement ottoman et ce seul fait produit une différence cruciale. Le fait que les grandes communautés arméniennes d’Istanbul, Izmir et Alep ont été exemptées de déportation est une autre indication importante que les Jeunes-Turcs n’avaient pas de dessein génocidaire contre la minorité arménienne de leur pays.
Vous faites valoir que Salahi Sonyel estime le nombre d’Arméniens déportés à 800 000, Kévorkian à 870 000, Bogos Nubar Pacha à 600 ou 700 000. Comment est-il possible que des chercheurs arméniens atteignent le chiffre d’1 500 000 tués (pas seulement expulsés), et qu’en Occident, ce nombre semble emporter l’adhésion ?
Malheureusement, de nombreux universitaires occidentaux et des Parlements ne font que reprendre les allégations arméniennes, sans les soumettre à un examen critique.
Que pensez-vous du fait que les Arméniens aient attendu 1965 pour parler de génocide à propos de ce qui s’est passé en 1915 ?
Je ne saurais dire avec certitude quelles sont les raisons pour lesquelles ils ont attendu jusqu’en 1965. Il semblerait que le traité de Lausanne, en 1923, ait eu un effet profondément démoralisant. Par ailleurs, le début des années de 1960 a vu une relance de la recherche et des bourses d’études sur la Shoah[2], et les Arméniens ont pu avoir senti l’opportunité de tirer profit de cet éveil de la conscience humanitaire.
Quelle est la part de responsabilité de l’Occident et de la Russie dans les massacres ?
Les gouvernements occidentaux et russe ont souvent promis aux Arméniens l’autonomie, voire l’indépendance. Ces promesses ont sans aucun doute encouragé les révolutionnaires arméniens à partir à l’attaque, causant ainsi un grand nombre de victimes chez les innocents, ce qui provoqua l’intervention occidentale et russe en leur nom. En faisant des promesses qui n’ont pas été tenues de l’Ouest sans doute quelque part de responsabilité dans les événements de 1915-16.
Dans bien des pages de votre livre, vous accusez Dadrian, un célèbre spécialiste du « génocide arménien », d’exagérer les faits et de négliger certains documents. Dans quelle mesure cette méthode consistant à choisir ce qui leur convient est-elle généralisée et enracinée chez les auteurs d’origine arménienne ?
Beaucoup d’auteurs arméniens utilisent la sélection de preuves, ou font dire aux documents ce que ceux-ci ne disent pas, mais V. N. Dadrian en constitue une catégorie à lui tout seul. Ses violations de l’éthique scientifique, que j’indique, références à l’appui, dans mon livre, sont si nombreuses qu’elles détruisent sa crédibilité en la matière.
Pensez-vous que la tactique de la diaspora arménienne ― c’est-à-dire de faire voter dans le plus grand nombre de pays possibles des lois « reconnaissant » les évènements de 1915 comme un génocide ― aura une incidence quelconque sur la position de la Turquie, sans décision de justice ?
Les affaires des législateurs, c’est de légiférer, et pas de trancher des questions historiques en débat. La Turquie doit insister sur ce principe, et ne pas céder aux pressions extérieures en ce qui concerne le prétendu « génocide » arménien.
Comment sortir de cette impasse ? Vous arguez qu’il existe des Arméniens qui seront satisfaits « par une déclaration officielle du gouvernement turc, disant qu’il regrette profondément la grande souffrance des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale » (p. 269). Comment cet argument est-il plausible ?
Depuis la rédaction de ce livre, où j’exprimais un certain optimisme sur la réconciliation turco-arménienne, j’ai voyagé en Turquie, et je suis devenu plus pessimiste à cet égard. Les pressions européennes ont suscité un regain de nationalisme chez beaucoup d’intellectuels turcs, et je pense qu’il est extrêmement improbable que le gouvernement d’Ankara soit disposé à faire une déclaration de regret, comme celle qui a été proposée. La diaspora arménienne, elle aussi, semble devenir plus exigeante et plus radicale.
Comment la Turquie doit-elle aborder la question ? La Turquie doit-elle faire plus, autre chose que créer une commission mixte, qui a été rejetée immédiatement côté arménien ?
L’idée d’une commission mixte d’historiens est bonne. Pour leur crédibilité, il sera important que les historiens turcs réalisent des travaux meilleurs que ceux produits jusqu’ici par la Société d’histoire turque. Le fait que le président de cette société, Yusuf Halacoglu, ne sache même pas lire l’anglais constitue un scandale.
[1] Guenter Lewy a tout de même utilisé des documents ottomans, publiés et traduits, en anglais ou en français : Bilal Simsir (éd.), Documents diplomatiques ottomans : Affaires arméniennes, volume 1, 1886-1893, Ankara, Société d’histoire turque, 1985 ; Services du Premier ministre de Turquie, Documents on Ottoman Armenians, deux vol., Ankara, 1982-1983. M. Lewy remet moins en cause l’intérêt des archives ottomanes elles-mêmes que les problèmes de classement et d’accès (NdT).
[2] Suite à l’arrestation d’Adolf Eichmann en 1960, et à son procès l’année suivante (NdT).