Purification ethnique, xénophobie, haine raciale, exaltation antisémite ou islamophobique, discrimination et exclusion, croix gammées ou cris de singes dans les stades… autant d’expressions malsaines que l’on espérait enterrées aux oubliettes de l’Histoire aux cotés des Hitler, Mussolini, Monseigneur Tiso ou Ante Pavelic. Et bien non ! Elles refleurissent aux quatre coins de l’Europe et d’ailleurs dissimulées derrières des déclarations pseudo-patriotiques, identitaires ou sécuritaires. Philippe Couanon se penche en détails sur les origines et les évolutions de cette question nationaliste qui pèse tant aujourd’hui sur le présent et l’avenir de la Turquie.
4/ Des raisons d’espérer ?
Et pourtant, il existe quelques raisons de croire en un avenir moins sombre pour un pays où les poussées de fièvre nationalistes ont toujours été temporaires et qui, il ne faut pas l’oublier, reste la seule démocratie pluraliste, malgré ses faiblesses, du monde musulman.
En premier lieu, parce que la « majorité silencieuse » de la population turque ne se reconnaît pas forcément dans les options extrémistes évoquées précédemment, beaucoup plus voyantes car bruyantes. Certes, la plupart revendique sa fierté patriotique et accepte mal le dénigrement des valeurs turques ; elle montre une réaction épidermique au terme « génocide » comme à l’assimilation au nazisme de ses ancêtres du début du XXe siècle.
En outre, Atatürk jouit toujours d’une véritable vénération, quasi sacrée, qui le rend intouchable. A ce titre, cette majorité silencieuse peut être taxée de nationaliste modérée et ouverte à cause de l’endoctrinement et de la désinformation qu’elle a subi quant à son histoire nationale (105). Un sondage réalisé par un institut turc indépendant (Le Metropoll Strategic and Social Research Center), en Février 2007, a donné des résultats éloquents, quelques jours après l’assassinat de Hrant Dink (106) :
Près de la moitié des sondés souhaitent un rapprochement turco-arménien et l’ouverture de la frontière entre les deux états. Ceci dit, l’enquête n’indique pas la teneur des concessions que les gens accepteraient de faire pour aboutir à ce résultat ; quoiqu’il en soit la volonté d’apaisement en « tirant un trait sur le passé » est bien réelle.
86% des personnes interrogées estiment que l’article 301 doit être abrogé (pour 40%) ou profondément modifié pour l’assouplir (pour 46%) contre 13% qui veulent le voir maintenu en l’état. Ce score indique clairement que la population s’avère bien plus souple en faveur de la liberté d’expression et de critique que les responsables politiques et judiciaires
Une très large majorité reste attachée à la laïcité, mais conserve sa confiance à l’AKP, en dépit d’une certaine prudence. D’ailleurs, l’audience des grandes familles politiques semble n’avoir que faiblement évolué depuis 2002. Dans l’opinion publique, les leçons du dernier scrutin restent d’actualité et les islamistes modérés demeurent les plus crédibles.
L’espoir de voir la Turquie intégrer l’UE persiste, même si ceux qui affichent leur déception et leur amertume devant les « attaques répétées et injustes » que subit le pays sont de plus en plus nombreux.
Bref, des résultats rassurants qui montrent un peuple patriote, attaché à la laïcité et à l’Europe et qui espère davantage de démocratie, de tolérance et de reconnaissance internationale. La vague d’hommages rendus à Hrant Dink, symbole d’une indignation sincère, et les faibles effectifs mobilisés pour manifester contre la venue du pape, après ses déclarations tapageuses, illustrent cette tendance modérée chez beaucoup de Turcs.
En outre, il ressort clairement que l’amélioration des maux nationalistes dont souffre la Turquie, passe par deux acteurs essentiels : L’UE et l’AKP.
Seule l’intégration à l’Europe et les bienfaits qui en découleront permettront, à moyen terme, une évolution salutaire des mentalités et une inversion de la tendance au repli nationaliste. Pour cela, il faut abandonner les préjugés hostiles, adopter une vision plus ambitieuse du projet européen, assouplir une intransigeance excessive à l’encontre d’Ankara et accorder une confiance, vigilante mais effective, au gouvernement de l’AKP qui représente la légitimité sortie des urnes et constitue la force politique la plus pro-européenne, la moins corrompue et la moins nationaliste. Par contre, il importe que M. Erdogan et ses amis soient plus clairs vis-à-vis de la laïcité et confirme leur désir de combattre sans faiblesse les débordements extrémistes… par des moyens propres aux Etats de droit. C’est à ce prix que le pays gagnera en crédibilité et redorera son image.
Il existe aussi un courant d’intellectuels courageux qui luttent pour le rapprochement des peuples et pour la démocratie et font des propositions constructives, malgré la pression des extrémistes. Leur action portera un jour ses fruits, mais c’est un long travail en profondeur qui nécessite une évolution des consciences ; il ne faut pas en attendre des effets immédiats. Il est capital de les soutenir, c’est une évidence, mais les démocrates européens ne peuvent se permettre de réserver, à eux seuls, leur soutien ; agir ainsi les isolerait encore davantage et les désignerait à la vindicte d’excités et de fanatiques. D’où, la nécessité pour nous, européens, d’apporter aussi, un soutien, raisonné, au gouvernement actuel ; sinon, c’est incontestablement faire le lit des extrémistes.
Le dernier motif d’espoir enfin réside dans la proximité d’échéances électorales majeures pour la Turquie, qui devraient, une fois achevées, permettre une baisse des tensions, un retour à davantage de sérénité et la mise en place de réformes moins conditionnées par l’angoisse électoraliste du résultat (107).
xxxxxx
Le nationalisme turc est né comme une réponse à l’émergence d’autres nationalismes qui menaçaient l’intégrité d’un Empire Ottoman en plein déclin. Le turquisme est apparu tardivement, par substitution à des idéologies supranationales (ottomanisme, panislamisme), lorsque s’est faite jour la perspective de voir l’ex-empire réduit au seul espace ethnique et territorial turc. L’espoir de maintenir en vie une entité pluriethnique et multiconfessionnelle fut anéanti par les ambitions impérialistes des puissances européennes et par les motivations séparatistes des minorités, désireuses d’obtenir la création de leur propre état-nation ; l’idée panturque, quant à elle, fut tuée dans l’œuf par la déroute des Jeunes Turcs.
Ne restait plus alors que le repli sur l’assise anatolienne, puis sur la seule identité turque, comme seul recours de survie. Le concept de turcité est donc la résultante de frustrations successives qui se sont transformées en une volonté acharnée de possession et de préservation d’un état-nation turc qu’il s’agissait de faire coïncider avec ses limites naturelles.
Entre les mains d’Atatürk, il est devenu le ferment unificateur dans la résistance contre les risques de démembrement orchestré par les vainqueurs de 1918 et l’instrument fondateur de la Turquie républicaine, moderne, occidentalisée et homogénéisée. Après la disparition du « Turc père », il a été pérennisé en tant qu’héritage du kémalisme et comme moyen de sauvegarder un pays et un peuple qui se considère en permanence sous la menace « d’ennemies intérieurs et extérieurs », selon le mythe récurrent de « la citadelle assiégée ». Chacun a contribué à ancrer profondément ce sentiment et sa réponse nationaliste dans la société et les esprits : l’état omnipotent et son bras armé militaire, garants de l’œuvre kémalienne, les partis politiques de quelque bord qu’ils soient, les médias, l’école où l’endoctrinement commence dès le plus jeune âge, la diaspora…
Ces dernières années, enfin, un contexte international compliqué et une pression étrangère souvent excessive ou déplacée, ont nettement raffermi ces tendances nationalistes devenues chroniques et permis la résurgence de phénomènes ultras et violents, certes encore marginaux, mais qui contribuent à un climat ambiant particulièrement délétère et inquiétant.
L’impression qui prévaut est celle d’un sentiment de crainte à tous les niveaux : crainte d’une majorité de Turcs de voir remis en cause les sacro-saints principes kemaliens et la souveraineté de l’état-nation ; crainte de nombreux européens d’ouvrir à un autre monde le microcosme judéo chrétien nanti et sécurisé ; crainte des puissances mondiales de voir un pôle original gagner en influence géopolitique au cœur du proche orient ; crainte, enfin des islamistes d’assister à l’émergence d’une société à la fois démocratique, laïque et musulmane comme un pont civilisationnel entre l’occident et l’orient. En bref, l’évolution de la Turquie dérange, y compris beaucoup de Turcs, et les inquiétudes qui en découlent aboutissent à une coalition implicite et inconsciente, pour freiner cette avancée, et favorisent la persistance du nationalisme. A ce titre, le turquisme du début du XXIe siècle conserve ses propriétés initiales : c’est un moyen de résister aux agressions extérieures et un instrument de défense des valeurs identitaires et fondatrices de l’état-nation turc.
Souhaitons que de toutes parts, l’intelligence l’emporte sur les excès, l’obscurantisme aveugle et les préjugés tenaces… Rien n’est gagné, loin sans faut, surtout dans un monde égoïste où les nationalismes et les populismes effectuent un retour en force préoccupant et se banalisent comme une normalité admise. En Turquie, il est clair que le progrès passe par une synthèse réussie entre démocratisation, ouverture, respect des croyances et laïcité ; l’enjeu est fondamental pour le gouvernement actuel qui doit clarifier ses intentions, réaffirmer sa volonté d’établir un véritable état de droit et donc combattre fermement les dérives, sans se tromper d’adversaires ; en ce sens, une avancée significative dans le dossier de la candidature du pays à l’UE ne peut avoir que des effets bénéfiques.
FIN
Notes :
105 : L. Köker, op. cit. n° 19
106 : La Turquie est peut être plus ouverte que ne l’est l’état profond, Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT), ovipot.free.fr, 21/02/07
107 : L. Köker, op.cit. n° 19