« La route est droite mais la pente est forte » ... En Turquie, c’est une route de montagne qui attend l’AKP !
Vainqueur des élections législatives du 22 Juillet dernier, l’AKP a obtenu la majorité à l’Assemblée et gouvernera donc seul. Les enjeux qui attendent le futur gouvernement sont cruciaux pour l’avenir du pays : économie, Europe, Constitution, crise du sud-est kurde anatolien ... autant de sujets sur lesquels ses orientations et son action sont très attendues.
Piloter l’économie sans le cadre du FMI
En Février 2001, l’économie turque plonge. Pour éviter la banqueroute, le pays fait appel au FMI qui octroie deux prêts de 16 milliards (2002-2004) puis 10 milliards (2005-2008). Dans le même temps, Kemal DERVIS, Ministre de l’Economie, met un place un programme de redressement économique en Avril 2001. Ce programme avait comme principaux objectifs l’assainissement du secteur bancaire, la réduction de l’inflation et la réforme de la sécurité sociale. L’AKP suit ce programme pas à pas tout au long de son premier quinquennat, débuté en novembre 2002. Aujourd’hui, les objectifs sont atteints : croissance économique soutenue, inflation contenue sous le seuil des 10%, hausse régulière du PNB. Toutefois, cette croissance doit être consolidée car elle repose plus sur les investissements étrangers que sur l’épargne domestique, dont le niveau est trop faible pour pérenniser cette croissance sur le long terme. De plus, le programme du FMI prend fin au printemps 2008 et laisse donc le futur gouvernement seul pilote à bord …
Continuer le processus d’intégration européenne dans un contexte nettement moins favorable
Seul, le nouveau gouvernement va l’être aussi sur la question européenne. Acteur engagé de l’ouverture des négociations en vue de l’intégration de la Turquie dans l’Union, le premier gouvernement s’est appuyé sur les critères de Copenhague et la feuille de route présentée par l’UE. Il a poursuivi les réformes de la législation entamées en 2001 et 2002 et modifié en profondeur le Code Pénal (septembre 2004). Ce travail est couronné par l’ouverture des négociations en Décembre 2004.
Aujourd’hui, le contexte est très différent du premier quinquennat : la dynamique européenne est grippée par l’opposition affirmée de la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Hollande à l’intégration de la Turquie dans l’Union et par le refus de la Turquie de reconnaître Chypre. Le futur gouvernement devra donc batailler pour relancer la dynamique européenne avec ses partenaires.
Cette bataille, il devra aussi la mener en Turquie, où l’enthousiasme de l’opinion publique pour la « chose européenne » a fondu comme neige au soleil, où « l’AKP a réalisé combien il était seul quand les perspectives européennes disparaissent à l’horizon lors de l’ultimatum des militaires le 27 Avril dernier. Il semble avoir retenu la leçon », comme le souligne Cengiz AKTAR, Directeur du Centre des Etudes Européennes de l’Université de Bahcesehir à Istanbul, dans un récent édito du Turkish Daily News. Et dès le lendemain de sa victoire, l’AKP réaffirmait sa volonté de poursuivre le projet d’adhésion à l’Union.
Réformer la Constitution
Le troisième grand chantier est la réforme de la Constitution. La Constitution actuelle est un héritage de dernier coup d’Etat militaire en 1981. Elle a été proposée par le général Kenan EVREN en 1982 et adoptée par l’Assemblée de l’époque. Bien que fortement amendée depuis, cette Constitution reste peu démocratique.
Tout d’abord, elle place le pouvoir de l’Etat au dessus de droits fondamentaux des individus, comme la liberté d’expression, fortement restreinte par l’article 301.
Ensuite, elle a été rédigée de façon à ce que celui qui nomme puisse s’assurer de contrôler celui qui est élu. Ainsi, le Conseil national de Sécurité (MGK), principal moyen d’action extra-militaire de l’armée, y joue un rôle essentiel dans la formulation et la mise en œuvre de la politique nationale de sécurité et de très nombreuses questions politiques. Pointé du doigt dans les premiers rapports de la Commission Européenne, le rôle du Conseil est réduit à un simple rôle consultatif lors d’un amendement de la Constitution en 2001.
Enfin, elle ne prévoit pas de contre-pouvoirs à l’exécutif : le Président, un militaire jusqu’en 1989, nomme seul les haut-fonctionnaires de l’Etat et les recteurs d’université, l’armée bénéficie d’une très grande autonomie pour intervenir militairement dans le sud-est kurde anatolien, le Conseil Supérieur de l’Enseignement (YÖK) a la haute main sur tous les sujets ayant trait à l’Education et à la gestion des Universités.
Fait remarquable au cours de cette campagne des législatives, les débats ont été vifs et tendus, signes annonciateurs de profondes réformes à venir. Selon Mehmet Ali BIRAND, dans un édito paru dans Posta, Milliyet et Turkish Daily News, l’AKP, fort de ses 47% de votes, ambitionne de donner à la Turquie une « Constitution civile », débarrassée de toute référence au rôle des militaires « gardiens de …. » et pierre angulaire de la démocratie. L’éditorialiste émet toutefois une forte réserve : « Encore faut-il que cette réforme soit entreprise sous le signe de la réconciliation et non pas pour y imprimer leur idéologie. Auquel cas, toute tentative de réformes pourrait tourner court, et cela pour des années ».
A côté de ces trois chantiers, deux questions brûlantes attendent une réponse rapide : le conflit dans le sud-est kurde anatolien et l’élection de Président de la République.
Trouver une issue au conflit du sud-est kurde anatolien
Bombes, accrochages meurtriers … Le sud-est kurde anatolien est redevenu depuis plusieurs mois le théâtre de fortes tensions entre le PKK et l’armée turque. Avec en toile de fond, les incursions régulières du PKK à partir d’un Kurdistan irakien devenu presque autonome et le statut de la région de Kirkouk et ses fabuleuses réserves de pétrole qui attisent bien des convoitises et dont le rattachement au gouvernement fédéral irakien ou au gouvernement régional kurde se jouera lors d’un référendum en novembre prochain.
En Turquie, deux blocs s’affrontent sur la conduite à tenir pour résoudre ce problème : les tenants d’une intervention militaire contre les bases du PKK en Irak du Nord et farouches opposants à tout dialogue avec le gouvernement régional kurde (l’armée, Ahmet Sezer, actuel Président de la République, le MHP, le CHP) et les tenants d’une politique d’ouverture en vue de l’établissement de relations diplomatiques (Recep Tayip Erdogan et une forte majorité de l’AKP et le gouvernement régional des Barzani).
Elu par 46% des votants, l’AKP est sorti renforcé de ce scrutin et le futur gouvernement va donc bénéficier d’une plus grande légitimité que lors du premier quinquennat. Cela a pour effet quasi direct de poser une garantie : celle que l’armée n’osera pas intervenir de son propre chef en Irak du Nord, attitude qu’elle menaçait d’adopter il y a quelques semaines encore.
Proposer un Président de la République qui recueille le consensus
Si l’armée perd de son indépendance dans la politique de défense du territoire, elle n’en demeure pas moins présente en donnant son avis sur les questions de politique intérieure. Le général Y. Buyukanit s’est ainsi exprimé lors d’une intervention le 30 Juillet dernier, pour rappeler qu’il n’était pas envisageable que le futur Président de la République ait une épouse voilée. Il est rejoint dans cette position par le CHP et une partie des électeurs. Dans le même temps, le MHP et le DTP ont annoncé qu’ils participeraient au vote pour élire le Président, garantissant ainsi le quorum des 367 votes nécessaires à la validité constitutionnelle de l’élection.
Avant les législatives, Abdullah Gül, ministre des Affaires Etrangères avait été proposé pour ce poste. Il est toujours en lice … mais sa femme est voilée. Toutefois, à la lecture des réactions depuis le 22 Juillet, on peut supposer que Recep Tayip Erdogan ne serait plus aussi favorable à la candidature de son ministre. Un autre candidat, qui puisse recueillir sur son nom un réel consensus de toutes les composantes de la société sera-t-il désigné ?
Samedi 4 Août, la nouvelle Grande Assemblée de Turquie a tenu sa première séance. Lundi 6 Août, Recep Tayip Erdogan prendra ses fonctions de Premier Ministre. Il a annoncé la constitution de son gouvernement dans les 15 jours à venir.
Imagination, courage politique, consensus … Voici quelques unes des ressources dont ce gouvernement aura besoin pour arbitrer les délicates questions qui lui sont posées.