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« La société turque est malade » (2)

samedi 17 mars 2007, par Marillac, Neşe Düzel


© Marillac et Turquie Européenne pour la traduction
© Radikal 26/02/2007

Montée des violences sociales et politiques, approche des échéances électorales, avenir de l’AKP, ce parti dit islamiste entre les exigences contradictoires de ses bases naturelles et de l’Etat…
Nese Düzel interviewe ici Hasan Bülent Kahraman, politologue et « humaniste » turc, d’une grande connaissance des lettres occidentales et européennes. Homme de gauche, il jette un regard froid sur son pays comme sur son camp.

-  Hasan Bülent Kahraman, Pourquoi ?

La Turquie vit la politique comme une sorte de dépendance aux tensions. La société turque vacille des jours durant au gré de tensions fondées sur des raisons valables ou non. Ces derniers temps, la tension semble avoir trouvé pour foyer l’état-major général. Les militaires s’opposent de façon frontale et ouverte aux politiques menées par le gouvernement. Puis ils font marche arrière subitement. Aux yeux du reste du monde, un telle attitude des officiers supérieurs est difficilement compréhensible : pourquoi cherche-t-on à ainsi affaiblir les positions de la Turquie ? Face à un fascisme grimpant en flèche et à une violence qui la taraude, la société turque, confrontée à ces tensions-là se retrouve dans une situation sérieusement inquiétante. Voilà un peu les sujets que nous avons abordés avec le Professeur Hasan Bülent Kahraman, un spécialiste des mouvements de gauche en Turquie qui vient de sortir un livre sur « L’AKP et la droite turque ». Chercheur et enseignant à l’Université privée Sabanci, il fut l’un des premiers à nous prévenir de la montée du fascisme en Turquie.

- Suite de l’article 1

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- Le CHP (Parti Républicain du Peuple, gauche nationaliste) s’oppose à l’abolition de l’article 301. Il s’est retiré sur les lignes du MHP (Parti de l’Action Nationaliste, extrême droite). Pourquoi le CHP a–t-il choisi l’identité d’un parti de droite ?

Parce que la Turquie, dans les 5 dernières années, celles de la mandature AKP a été poussée vers une très forte cristallisation des positions. Nous passons en ce moment par une très sérieuse période de radicalisation politique. La Turquie file tout droit vers la division. Exactement comme dans les années 70, la division gauche-droite, avec une signification penchant vers l’affrontement, aujourd’hui le pays connaît toute une série de lignes de fracture : progressiste –réactionnaire, républicain-islamiste, pro et anti européen, pro Turc, pro Kurde.

L’assassinat de Hrant Dink est un jalon important sur cette voie qui conduit à l’affrontement de toutes ces parties. Le CHP pense que la société est divisée en deux sur les questions kurde, européenne et de l’islam : et que dans un tel contexte, adopter une position plus radicale peut lui valoir un regain de suffrages. Mais il se trompe.

- Pourquoi ?

Il a été cent fois prouvé que l’électeur préfère toujours l’original à la copie. Or le véritable nationalisme c’est le MHP.

67 % de la population turque a 35 ans et la moitié moins de 25 ans. Ce qui signifie très clairement que ce sont les jeunes qui vont déterminer les grandes lignes de la politique d’aujourd’hui et de demain en Turquie.
Dans ce pays, si vous ne parvenez pas à agir sur les jeunes et les classes les plus populaires alors vous ne pouvez pas aller bien loin.

Or l’électorat CHP correspond à une portion urbaine, aisée et âgée de la population. Ce sont aujourd’hui l’AKP et le MHP qui sont les deux partis capables de mobiliser les jeunes.

- Bien mais est-ce que l’électorat CHP approuve ce glissement de la direction du parti vers des thèses de la droite radicale ?

En fait, le CHP dissimule ce glissement derrière le paravent de concepts englobants. En filant vers la droite, il cherche à capter les votes jeune et populaire mais ces gens-là ne sont pas prêts à voter CHP. Quant à la base électorale du CHP, elle est aujourd’hui contre l’UE et très fermement assise sur une position nationaliste. Elle n’est par exemple pas prête à aborder la question kurde sous l’angle d’une solution démocratique.

- On note en Turquie une montée de la violence et du fascisme. Le nationalisme que l’on dit à la source de cette vague prétend que la laïcité et l’intégrité du pays sont menacées. Est-ce vrai ?

Pas le moins du monde. Ce sont des thèmes utilisés par tous ceux qui souhaitent ne jamais voir une démocratie en Turquie et qui envisagent de tirer le pays vers une bipolarisation politique. Et si la Turquie poursuit dans cette voie de la polarisation politique alors son avenir ne sera guère brillant.

Le monde brûle d’une constellation de micro-revendications nationalistes et identitaires. En suivant une telle pente, la Turquie se livrerait toute entière aux particularismes ethniques et religieux. Puis au fascisme. Cela fait 5 ans que j’écris des livres sur cette question d’un glissement progressif de la Turquie vers le fascisme. Notre pays doit reprendre ses esprits. Ou alors nous risquons de vivre ce que nous avons vécu dans les années 1975-1980 : en ces cinq années de sang, de larme et de poudre, ce sont plus de 5 000 personnes qui ont péri. Ce furent aussi les massacres de Corum et de Maras (massacres inter-ethniques perpétrés contre la minorité alévie, minorité religieuse chiite).

- Lorsqu’on se penche sur cette nouvelle vague de violences, on se dit que l’objectif pourrait bien être celui de « coincer » le gouvernement AKP. On en entrave même les mesures qui auraient pu être utiles au pays. Mais ce que l’on ne comprend pas c’est cette attitude de l’AKP consistant à alimenter lui-même ce nationalisme qui vient l’entraver. Pourquoi ?

Parce que l’AKP a compris que pour rester au pouvoir, il lui fallait s’entendre avec l’Etat. L’AKP est arrivé au pouvoir en s’appuyant sur deux bases différentes.

L’une est ce capitalisme anatolien. L’autre, les classes populaires néo-urbaines, produits de la récente phase d’urbanisation. Aujourd’hui l’AKP restera-t-il le parti de ces deux éléments, produira-t-il des politiques allant dans le sens de leurs demandes ou bien deviendra-t-il un parti qui s’entend avec l’Etat ?

Depuis 5 ans, l’AKP a cessé d’être le parti des deux périphéries qui l’avaient porté au pouvoir pour devenir le promoteur d’une politique inspirée par l’Etat. Et donc, comme conséquence logique, le voilà en train de glisser vers le nationalisme et le populisme. Regardez donc… L’AKP est né des suites de l’affrontement entre le Refah et le Fazilet (les deux précédents partis islamistes). Parce que la confrontation avec l’Etat ne convenait pas à l’un des éléments porteurs de sa base, à savoir ce capitalisme anatolien.

- Pourquoi ?

Parce que dans le cas d’une lutte avec l’Etat, ce capital conservateur perd toute possibilité de jouir des rentes dont dispose et que peut distribuer l’Etat. Par ailleurs, ce capital qui a grandi et s’est développé en Anatolie souhaite aujourd’hui entrer dans les métropoles. Or 65 % des superficies de la Turquie appartiennent à l’Etat. Si vous rentrez en guerre contre l’Etat, celui-ci fermera-t-il les yeux sur le fait que vous tentiez de vous approprier ces terres-là ? Non. Et puis, nulle part au monde, on a vu la bourgeoisie en croissance s’en prendre à l’Etat.

L’AKP a bien vu tout ceci. S’il rentre un jour en guerre contre l’Etat, cet élément majeur de sa base cherchera immédiatement à créer ou à soutenir un autre parti : c’est ainsi que l’AKP est devenu un parti épousant les grandes lignes des politiques de l’Etat. Le voile, les écoles d’imams, l’Enseignement supérieur… Il n’a rien pu faire de ce qu’il a promis.

- Bien et si le premier ministre Erdogan devient Chef de l’Etat, ne va-t-on pas assister à une lutte entre l’Etat et l’AKP ?

La Présidence d’Erdogan ne signifie pas autre chose. L’AKP s’attirerait immédiatement l’opposition de l’état-major comme de la bureaucratie d’Etat. Et à ce moment-là, se feraient aussitôt jour des recherches et des tentatives nouvelles en direction de la création d’un nouveau parti évitant l’affrontement avec l’Etat et posant la modernité devant les exigences de la religion. L’AKP ne résulte-t-il pas d’ailleurs de recherches similaires lancées au sein du Refah et du Fazilet ? Si l’AKP se lance dans une guerre contre l’Etat, il éclatera.

- Comment la montée des fascisme et nationalisme va-t-elle peser sur l’AKP ?

De façon très négative. Mais il semblerait que l’AKP ne s’en soit pas rendu compte puisque, une fois la date de début des négociations avec l’UE acquise, il a refermé le cahier des réformes européennes pour se mettre à soutenir des thèses nationalistes. Ce n’est pas en se fendant de slogans nationalistes du genre « que l’on me sacrifie pour ton étoile, pour ton croissant » (l’AKP avait lancé à la fin de l’année 2006, une campagne d’affichage 4x3 dans tout le pays avec le portrait du premier ministre et ce slogan) que l’AKP pourra jamais prendre des voix au MHP.

Au contraire, c’est le meilleur moyen de faire fuir son propre électorat. Voilà la situation à laquelle ce parti se retrouve aujourd’hui confronté : il ne préservera son électorat qu’en défendant de façon juste et solide sa propre position. Il est toujours très difficile de se gagner une nouvelle base en politique.

Mais l’AKP en suivant une autre ligne politique, s’il a fait l’hypothèse de drainer vers lui les électorats d’autres partis, a tenté de tirer parti de cette cristallisation des positions que j’évoquais plus haut. Et au final, il n’a pas contribué à autre chose qu’à renforcer de belle manière sa propre opposition.

- Pourquoi cet AKP qui a franchi des pas importants dans la voie de l’adhésion à l’UE se retrouve-t-il aujourd’hui dans le camp des opposants à l’UE plutôt que dans celui de ses supporters ?

Parce que aussi bien à droite que dans l’islam politique, les bases contiennent une véritable veine nationaliste. Violence et nationalisme sont les deux levains de cette société. Les idéologies fondatrices. Chez nous, il n’est pas possible de trouver d’authentiques partis de gauche ou de droite. On ne trouve que des partis nationalistes. Le DTP (Parti pour une Société Démocratique, pro-kurde) défend lui-même des positions nationalistes kurdes.

Aussi bien à droite qu’à gauche, les idéologies à la base de chacun des partis ne sont que populisme et nationalisme. Et d’ailleurs, ni le Parti Démocrate, ni celui de la Justice ou de la Mère Patrie, ni même l’AKP n’ont été en mesure de laisser le nationalisme de côté pour adopter une ligne plus démocrate.

Chez nous, les partis de droite ne ressemblent pas à ceux que nous trouvons en occident. Chez nous, ce sont des mouvements qui prennent la ruralité et les classes populaires comme axes en promettant de les conduire vers la modernité.

On peut objecter que l’AKP ne dit aujourd’hui plus la même chose. Il s’adresse aux habitants des banlieues non pas pour leur promettre de les amener au centre ville mais pour améliorer leurs conditions de vie.
Lorsque Erdogan déclare qu’Istanbul étouffe et qu’il faut y faire cesser l’afflux de populations, il vise aussi autre chose.

- Quoi donc ?

Il pense également à apporter une solution à la question kurde par ce biais. Il envisage de faire glisser une partie de la population kurde vers une région où elle est moins nombreuse : l’ouest de la ligne Cannakkale (Dardanelles) – Mugla (sud de la Mer Egée). Comme de ne pas consacrer plus d’efforts d’investissements dans le Sud-Est kurde.

Tout cela parce que l’Etat pense en fait que dans une période si peu prévisible et stable pour le Moyen-Orient, il serait absurde de déverser trop de moyens sur le Sud-Est. On prévoit donc de disséminer les populations de ces régions et de ne pas faire de politique à base identitaire.

- Voulez-vous dire qu’on incite les Kurdes à la migration vers l’Ouest ?

Bien évidemment… Et en outre, la Turquie se posera bientôt une question que l’on n’a pas encore posée. La croissance démographique dans le Sud-Est est plus importante que celle enregistrée dans l’Ouest. On se demandera s’il est bien nécessaire que ce soit l’Ouest qui nourrisse cet accroissement. C’est la question que le nord riche de l’Italie a posé vis-à-vis du Sud plus pauvre. Et c’est un mouvement séparatiste qui est apparu au nord. Le monde passe par une telle phase en ce moment. Et si nous revenons à l’AKP, nous constatons que sur ce genre de politiques il s’est approprié les thèses traditionnellement défendues par l’Etat. S’il se mettait un jour à les refuser, il éclaterait.

- Nous avons devant nous deux importantes échéances électorales : les présidentielles et les législatives. La violence que nous avons connue ces derniers temps y est-elle liée ?

Oui, à 100 %. Cela fut toujours le cas. Dans ce pays, il n’y eut jamais même en 1938 (après la mort d’Atatürk), d’élection présidentielle apaisée.

- La violence et le fascisme vont-ils s’accroître à mesure que les échéances se rapprochent ?

La violence « cachée » risque de s’accroître. Parce que chez nous la violence correspond à un mode de pratique de la politique. Certains cherchent toujours à exploiter et à profiter du chaos social ; dans la mesure où ils espèrent apparaître enfin eux-mêmes comme les véritables et seuls remparts contre ce chaos.

- Les photos prises avec l’assassin de Hrant Dink nous ont montré qu’il y avait parmi les personnels de l’Etat des gens qui soutenaient cette violence et ce meurtre. Est-ce un phénomène ancien ou bien le résultat d’une « corruption » des cadres de la fonction publique ?

Un peu les deux. La tradition unioniste (les Jeunes Turcs) a préparé le terrain à de telles choses. Et puis, la Turquie en son entier a connu un processus de dégradation, de corruption.

Nous sommes devenus une population incapable de contrôler sa propre population très jeune et très peu éduquée. Ces millions de jeunes ont besoin d’être bien traités, bien élevés comme de recevoir une bonne éducation. Mais la Turquie ne peut pas leur offrir tout cela. Et le résultat c’est une population qui ne connaît pas et ne s’intéresse pas au reste du monde, une population inculte et sans conscience.

Les gens n’acceptent pas que les sociétés puissent tomber malades mais l’histoire est celle des sociétés touchées par toute sorte d’affections. Et la Turquie est une société malade. Il ne lui reste pas le moindre intérêt pour le réel, le savoir ou les sentiments. C’est une société vivant dans ses rêves, qui ne s’intéresse pas, ne voit pas autre chose que des séries télévisées, une société qui a plongé dans un marais pornographique avec tout ce qui se passe dans les cafés Internet.

C’est une société qui, de la famille à l’échelon bureaucratique, vit et produit de la violence. Cette violence, on s’en sert aujourd’hui pour atteindre le pouvoir en place, mais ce pouvoir en place, qu’il soit au moins un pouvoir, sans s’abîmer, se vouer et se disperser dans les espaces du nationalisme. Qu’il achève le travail entamé. Qu’il poursuive le processus européen.

- La direction de l’AKP, selon vous, est-elle en mesure de percevoir ce qui est en train de se passer ?

Ils n’ont jamais été en mesure de le faire. Et ceux qui l’auraient pu sont maintenus à distance de la direction. Il faut bien savoir ceci : l’UE ne pourra pas supporter une Turquie qui a glissé vers le nationalisme. Il n’y aura bien que le Moyen-Orient pour s’accommoder d’une telle Turquie. Et alors, nous ne serons jamais que ce que nous permettra d’être cette région. D’ailleurs, l’étoile du nationalisme ne brille que pour empêcher la Turquie d’avancer vers l’Europe.
La Turquie doit apprendre à devenir une société démocratique en quittant au plus vite ce vestibule du nationalisme.

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